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Avertissement

 

On ne peut comprendre un peuple sans connaître sa culture. Une des manières de la connaître, la meilleure sans doute, c’est d’aimer sa littérature. Lire le Panorama de la littérature vietnamienne est un moyen de comprendre le Vietnam et les Vietnamiens. Nous sommes heureux d’offrir cette tentation au lecteur français.

Au début des années 70, les Éditions en langues étrangères de Hanoi publièrent, en quatre gros volumes, une monumentale Anthologie de la littérature vietnamienne allant du 10e siècle à l’époque contemporaine. Pour la première fois, il était donné à ceux qui ne lisent pas le vietnamien de prendre connaissance, d’avoir une vision globale d’une culture plurimillénaire qui s’est développée au carrefour de plusieurs civilisations, y compris la civilisation française.

Cet ouvrage fut salué à l'époque, quasi unanimement. Il le mérite, pour l’essentiel. Il comportait néanmoins deux défauts qui se retrouvent en partie dans la refonte qu’ont faite, en 1991, les Éditions en langues étrangères du Vietnam, sous le titre Panorama de la littérature vietnamienne, ouvrage que nous publions aujourd’hui.

Le premier défaut concerne le contenu, plus exactement, le choix des auteurs du vingtième siècle. Dans n’importe quel pays, il est difficile de faire une anthologie de la littérature contemporaine. Il se trouvera toujours quelqu’un pour accuser ceux qui s’y risquent de partialité. Au Vietnam, cette difficulté se doublait et se double encore d’une contrainte d’ordre politique et idéologique. De ce fait, le choix des auteurs du 20e siècle pouvait non seulement être contesté, littérairement, comme partout ailleurs, mais il pouvait être dangereux. En tout état de cause, les Éditions en langues étrangères du Vietnam appartenant à l'Etat, on ne peut rien y publier sans son consentement.

Le fait est d’autant plus important à signaler que la langue vietnamienne contemporaine s’est profondément modifiée et s’est forgée en un laps de temps extrêmement court au cours de la première moitié du 20e siècle. Vers les années 20 et 30, un mouvement lancé par des intellectuels et des écrivains vietnamiens préconisait l’usage de l’écriture alphabétique, le quốc ngữ (littéralement, langue nationale). Entre 1925 et 1945, une centaine d’écrivains vont s’en saisir pour créer quasiment toutes les formes de la littérature contemporaine. Vũ Ngọc Phan les a recensés dans son ouvrage devenu classique : Nhà văn hiện đại (Les écrivains contemporains). La plupart des auteurs qu’il a remarqués sont devenus, depuis, des classiques.

A partir de 1946, le Vietnam sombre dans la guerre, une guerre de libération doublée d’une guerre idéologique et, vers la fin et dans une certaine mesure, d’une guerre civile. Dans tous les camps, l’écriture ainsi que l’édition tombent sous la censure, notamment dans les zones sous contrôle communiste, particulièrement illustrée par la répression des écrivains, des artistes et des intellectuels lors de l’affaire Nhân văn – Giai phẩm (Culture humaniste - Belles oeuvres) en 1956-1957. Cet état de choses n’est pas sans conséquence pour le contenu de l’Anthologie de la littérature vietnamienne où ne figuraient pas des écrivains qui, incontestablement, ont contribué à forger la langue et la littérature vietnamienne contemporaine, et où apparaissaient des auteurs qui n’avaient rien à faire dans une anthologie de la littérature. Par ailleurs, un certain nombre d’écrivains appréciables, publiés hors des zones sous contrôle communiste, entre 1945 et 1975, n’y figuraient pas. Il est réconfortant de voir que les auteurs du Panorama de la littérature vietnamienne ont pu, dans l’édition de 1991, supprimer les présences indues et ajouter des auteurs incontestables de la période 1925-1945. De même, ils ont signalé dans une note en début de l’ouvrage l’absence de « la littérature des régions sous contrôle français et américain, laquelle fera l’objet d’un addenda[1] ». Signalons, pour être complet, qu’il nous reste à voir la littérature vietnamienne d’après 1975, qui reste soumise à la censure et la répression, dans laquelle il ne faut pas ignorer l’importante production littéraire de la diaspora vietnamienne à l’étranger, littérature qui reste en principe interdite de publication et de diffusion au Vietnam.

Ce problème n’est pas facile à résoudre aujourd’hui. Il requerra sans doute du temps, une certaine distanciation, et ne pourra être résolu que dans d’autres conditions de publication et d’édition. Pour cela, nous endossons seuls la responsabilité de cet avertissement, nous respectons les choix que les auteurs ont fait dans les circonstances qui sont les leurs et nous publions ce Panorama de la littérature vietnamienne tel quel, avec les corrections d'usage pour l'orthographe et la grammaire française.

Un second défaut de l’ouvrage concerne l’édition des caractères diacritiques propres au vietnamien. Ils sont souvent respectés dans les titres, mais ignorés dans le corps de l’ouvrage. Cela est sans doute dû aux contraintes techniques et économiques qui ont présidé à sa naissance. Les signes diacritiques sont l’expression de l’incomparable musicalité de la langue vietnamienne, musicalité qui exprime, à notre avis, l’aspect « archaïque » de cette langue, la richesse des rapports directs, quasi charnels, entre l’homme et la nature, qui s’y trouvent conservés. Par ailleurs, le son est porteur de sens, et il n’est pas indifférent d’écrire un mot avec un accent ou un autre. Voici un exemple :

Cu  sexe de l'homme, petit garçon

Cú  hibou

Cù  chatouiller

Củ  tubercule

Cũ  ancien, vieux

Cụ  vieillard, vénérable

Le vietnamien comporte douze voyelles simples (auxquelles il faudrait ajouter les voyelles composées). Chacune peut se décliner en six tons différents selon l’accent qui lui est associé. En fait, c’est à soixante-douze voyelles distinctes qu’on a affaire, théoriquement, car quelques associations possibles ne sont pas prononçable. Les noms personnels vietnamiens, les noms de lieux, etc., étant souvent porteurs de sens, il est aisé d'imaginer ce qui peut leur arriver lorsqu’on supprime les signes diacritiques.

Ce livre est le seul, actuellement, qui donne aux lecteurs français un panorama relativement complet de la littérature vietnamienne du 10e siècle jusqu’en 1945, ainsi qu'une partie de la littérature vietnamienne après 1945. Nous souhaitons au lecteur de trouver bien du plaisir au contact d’une culture originale qui, malgré les aléas d’une longue et souvent douloureuse histoire, a su survivre, se développer, conservant bien des valeurs de mondes très anciens et assimilant d’autres aux grands vents du monde contemporain.

Phan Huy Duong

Mille ans de littérature vietnamienne, éditions Philippe Picquier

 


[1] Panorama de la littérature vietnamienne, p.4, Editions en langues étrangères du Vietnam, 1991.