LES CERTITUDES DE LA TERRE

Les paradis aveugles

roman de Dương Thu Hương

a été nominé pour le Fémina Étranger

 

 

LES CERTITUDES DE LA TERRE

La Quinzaine Littéraire N° 582

© Copyright Phan Huy Ðường

 

 

 

 

J'ai trop vécu en Occident. J'ai trop appris à me méfier des mots. J'ai trop compris que le mot n'est pas la chose.

Je consommais des choses, et je lisais des mots. Dans ma tête, ils glissaient, légers, évanescents, beaux, lais­sant dans leur sillage ce frisson exquis, ce parfum dé­licat qu'on ap­pelle con­science, d'autres diraient li­berté.

Je me suis retrouvé englué dans une langue étrange, où cha­que mot indique une chose, une forme, une couleur, une odeur, une saveur, un poids, une origine, un prix... J'ai cru qu'il s'agissait d'un décalage horaire : à quelques fuseaux d'ici, le temps est plus lent, les choses sont plus lourdes parce qu'il s'y trouve une au­tre culture, la mienne, de nais­sance. Vive la diversité ! Vive la tolé­rance ! Vive le monde multi‑culturel ! Mais non, c'est plutôt mort à la culture dont il s'agit. Car, au fur et à mesure que je lis, les particularis­mes s'estom­pent, l'exotisme s'effondre. Et je me re­trouve face à quelque chose de profondément nu, de profondément vrai, de radicalement inacceptable : soi-même, dans la me­sure où l'on refuse l'abstraction du monde, la soli­tude des nantis. Ce n'est pas parce que j'ai reconnu le paysage de mon enfance, celle d'un gosse des temps coloniaux et mé­dié­vaux au Vietnam. L'enfance, c'est entendu, ça se liquide par un quelconque meurtre du père. Ce n'est pas parce que je re­trouve, à travers cette lecture, la douce consolation de l'âge de raison : on n'y peut rien. C'est que, dans cet acharnement des mots pour dire les choses, je retrouve cette vieille exi­gence des temps pas­sés : "à l'intérieur des quatre mers, tous les hommes sont frères". C'est que de ces choses dé­pend la survie des êtres.

Que cette exigence naisse dans la parole d'une femme me sem­ble être une promesse de réalité.

Et j'ai aimé ce monde où les choses écrasent les gens. J'ai senti et compris que si tout y a un poids, un prix, une ori­gine, c'est parce que tout s'y paie cash, avec intérêts. C'est bien ce monde, le nôtre, celui où un quart de l'humanité ac­cepte comme une nécessité scientifique, céleste, la souf­france, l'humiliation des autres. C'est un monde où aucun objet n'est superflu, où le mot superflu n'a aucun sens, où rien n'est gratuit, où tout est instru­mental car tout est néces­saire. Nécessaire à la survie. C'est un monde où les mots ont une valeur parce que, justement, ils in­diquent des choses pour l'homme. Car c'est un monde où l'on n'est que ce que l'on mange, que ce que l'on possède : ce que l'on mange ou ne mange pas, ce que l'on possède ou ne possède pas consti­tue la condition de l'exis­tence, la mesure de l'humain.

Pas de sexe, pas de sang, pas de suspense. Ce sont des luxes hors de portée. Même pas une gentille histoire d'amour. D'une romancière vietnamienne de quarante ans, combattante béné­vole de deux guerres sans merci, commu­niste, exclue du Parti, aimée par la jeu­nesse, on pourrait at­tendre quelques révélations terri­bles, quelques messages passionnés. Hélas, pas le moindre goulag à se mettre sous la dent. Bien sûr, il y a la Réforme Agraire, mais si peu, mais immédiate­ment suivie d'une campa­gne de rectification des er­reurs. On n'a pas ressuscité les morts. Mais on a réins­tallé les vivants dans leurs meubles. Pour une autre mort. C'est de celle‑là qu'il s'agit dans ce roman.

Quel monde bizarre où l'unique obsession, la mesure de tout, amour, haine, honneur, humiliation, se résu­ment à un mot : manger. On donne la nourriture à ceux qu'on aime, on coupe la nourriture à ceux qu'on hait, on se pavane, on humilie avec de la nourriture.

Je lisais, l'autre jour, un savant article qui m'expliquait la pensée profonde d'un Français célèbre : "L'Homme est ce qu'il mange". Cela volait haut, depuis les con­sidérations sur la diététique jus­qu'aux sommets de la culture. Et je me di­sais que l'homme viet­namien n'est pas grand-chose puisqu'il ne mange presque rien. Et je me disais, qu'à moins d'accepter que cet être ne fût pas humain, nous ne sommes rien. C'est de ce rien dont il s'agit ici : un peu de riz, un peu de chou fermen­té, un petit poisson séché et, pour les gran­des fêtes, du pâté de porc, bref, même pas un ticket de mé­tro à Paris. Ce rien, c'est un visage de l'humain en ce fin de siècle, c'est la dignité et l'humiliation d'exis­ter. Ce sont les certitudes de la terre.

Je n'ai pas, de prime abord, compris cette obsession de com­prendre, de trouver un prix, une origine à tout. Pourquoi la pê­che qu'on mord doit‑elle être une pêche im­portée de Bulgarie, pourquoi les sandales qu'on porte doi­vent‑il être importés de Thaïlande, pourquoi la machine à coudre doit‑elle être à soixante-neuf roubles, pourquoi des graines de pastèques flot­tant sur les égouts doivent‑ils pro­venir de quelque repas de no­ces ? C'est que j'ai oublié un monde où tout se paie avec de l'existence, où l'enfer, pour être viable, exige une raison, une explication, un espoir, même mythi­que. C'est que, si je com­prends les statiques et la né­cessité du chômage, je suis incapa­ble d'imaginer un chô­meur en chair et en os. C'est qu'un homme tendant la main dans le métro me frappe encore de stupeur. C'est que le vol gracieux d'une bombe guidée au laser est la seule image que je connaisse de la guerre. C'est que j'ai oublié que la seule douleur inacceptable sur terre est celle que nous infligent les hommes. Bref, j'ai oublié un monde où la néga­tion de l'humain par les choses ouvre la voie aux paradis aveugles, à la néga­tion de l'humain pour les choses.

Cette négation, chez nous, a pris la forme mons­trueuse d'une atroce copulation, celle des supposées Lois de l'His­toire avec la supposée Loi du sang, celle du marxisme avec le moyen âge. On naît révolution­naire ou on naît réac­tion­naire, c'est une ques­tion de gênes. C'est une forme de justice compréhensible, dé­ri­soire, terrible : il fallait naître ailleurs. Car, dans les pays mau­dits, les enfants payent jus­qu'au bout l'exis­tence de leurs pa­rents.

Voici donc l'histoire d'une femme qui eut le malheur de naî­tre dans une colonie, ailleurs que dans le prolé­tariat et la paysannerie pauvre, de naître à l'ombre du drapeau triom­phant de la libération nationale sous la direction d'un parti communiste. Elle aura tout encais­sé, tout payé. Elle se dé­bat entre une mère, une tante, un oncle. Elle se débat entre l'avenir d'un passé con­damné et le passé d'un avenir mythi­que. Et fina­le­ment, elle n'est d'accord sur rien, avec per­sonne. Ni avec elle-même, cela va de soi, à tout âge. Ni avec sa mère, cela se conçoit, à l'adolescence. Ni avec sa tante, cela se comprend, au seuil de la maturité. Ni avec la société, cela s'explique partout. Ni avec son temps, cela ne s'explique pas, ne se comprend pas, ne se conçoit même pas, c'est le privilège de la jeunesse, de la vie. Car la vieillesse, cette mort banale et quo­tidienne, ce n'est que ce­la : l'impossibilité de discuter jusqu'au bout, de quoi que ce soit, avec personne. Cette résignation, on la ressent sans peine, tous les jours que le bon Dieu fait, lorsqu'un débat se ferme sur une pointe d'ironie, une politesse qui dévie, un si­lence au-delà duquel c'est la rupture irrémédiable ou une morne convivialité. Solitude subie, consentie, in­évitable, cul de sac sans issu à une fuite de jours sans nécessité, ave­nir en forme de radotage sans fin. Qui saura jamais quand, comment et pourquoi il a perdu sa jeunesse, la fraternité du désaccord ?

Cette femme, je l'ai aimée. Elle m'a appris que quand on naît vietnamien, on meurt vietnamien, quel que soit le pas­seport qu'on présente aux registres de l'en­fer. Ce n'est pas un choix, c'est une malédiction. La seule issue humaine est de la choisir. C'est dire qu'il faut d'abord tout payer, capi­taux, intérêts, arrié­rés, jusqu'au bout, car ce monde sans merci n'accorde ja­mais de grâce, car les crédits relais aug­mentent la dette. Il faut payer une fois pour toutes. Il faut payer le passé confucéen et colo­nial. Il faut payer la guerre et la paix, la sienne et celle des au­tres. Il faut payer la dé­faite des uns, la victoire et les illusions des autres. Il faut payer jus­qu'au droit à l'existence. C'est dans la logique des choses, dans l'ordre des gens. Et ce n'est qu'après avoir tout payé qu'on peut enfin relever la tête et rêver d'un avenir qu'il fau­dra, de nouveau, chèrement payer. Le oui qui conclut Les Paradis Aveugles[1] résonne comme un défi, comme une pro­messe d'humanité.

Car, tout à coup, au-delà des certitudes de la terre, s'impose une autre certitude, celle d'une présence. Car cette présence pe­sante du monde n'est qu'un leurre. Ce n'est que le masque pa­thétique d'une présence au monde, celle d'une femme qui dit non. Non, au passé et ses haines inexpiables. Non, aux tradi­tions et à leurs chaînes. Non, à ce monde‑ci où le mal­heur de naître vietnamien équivaut à naître sans avenir. Et quand, en fin de course, cette voix se met à rêver et à mur­murer un premier oui, j'ai compris que du malheur de naî­tre, là où il ne faut pas, peut surgir un bonheur, mal­gré tout, de vivre.

Mme Duong Thu Huong dérange, comme toute femme qui se met à exister. Elle séduit, comme toute femme qui re­fuse. Elle fait peur, comme toute femme qui dit "je veux". Elle est l'hon­neur de notre littéra­ture contemporaine. Au Vietnam, elle a déjà trouvé son public, tous ceux, jeunes et moins jeunes, qui exi­gent un avenir ouvert, l'avenir. Souhaitons qu'en de­hors du Vietnam elle trouvera aussi son public, tous ceux pour qui le mot humain est une exigence sans frontière ni particularisme, tous ceux pour qui aimer reste un espoir, une volonté.

 



[1] Les Paradis aveugles, Duong Thu Huong, traduit du Vietnamien par Phan Huy Duong, Éditions des Femmes, 1991