LesVoiesDeOubli

 

 

LES VOIES DE L’OUBLI

Préface à l’anthologie de nouvelles En traversant le fleuve

Éditions Philippe Picquier

 

 

Il est une malédiction dont les hommes ne se libèrent jamais, celle de survivre à leur mort. Nous naissons comme des bêtes dans la douleur et le sang. Nous mourons comme des bêtes, de vieillesse, de maladie ou par hasard. Entre-temps nous sommes devenus des hommes, nous avons appris à penser à travers un langage. C’est dire que nous sommes des êtres de culture, des êtres humains. L’homme diffère de la bête par sa capacité de langage. Son esprit est un immense cimetière de mots. En parlant il ranime les morts. Mais en leur insufflant sa vie, il teinte leur langage de toutes les nuances qui font sa singularité d’homme. Il n’a pas créé les mots avec lesquels il pense, il aime, il hait, il désespère. Mais dans sa bouche, une culture renaît à travers une vie. Il parle, sa femme l’écoute, ses enfants l’entendent, il écrit, d’autres humains le lisent. Quand il s’en va, il est trop tard, le Nirvana est hors d’atteinte, il ne peut plus mourir définitivement. Ses mots vivent en d’autres, loin de sa vie, hors de lui, malgré lui. Cette infernale renaissance, cette vie éternelle, tronquée, déformée, contre laquelle nous ne pouvons rien, c’est un destin, il fait de nous des humains.

Il y a un moyen de libérer les hommes de cet étrange destin : les priver de langage. Pas de tout le langage, il en faut bien un pour commander, pour se faire obéir, mais de leur langage propre. Il suffit pour cela d’imposer un système de pensée unique, d’exercer la dictature sur la parole et les écrits, d’instaurer la langue de bois dans la culture. C’est ce qui arriva au Vietnam pendant près d’un demi-siècle. La guerre, pour tous, ne devait avoir qu’un seul visage, celui de l’héroïsme pour la Juste cause. Ce visage n’était pas dénué de toute vérité, un peuple se battait réellement pour son indépendance. Mais ce visage en noir et blanc, unique, simpliste, était une abstraction. En cela, ce fut un mensonge. Quand personne n’a le droit ni les moyens de le contredire, avec le glissement des jours et des générations, le mensonge devient vérité : il est la seule expression humaine connue de la réalité. Jusqu’au jour où cette réalité explose. Un monde nouveau s’impose dont on ne sait d’où il vient, où il mène. C’était la fin des années quatre-vingts. Le Vietnam basculait dans l’économie de marché, le capitalisme sauvage s’installait avec la bénédiction de ses anciens ennemis, sous la houlette d’un pouvoir déchiré par d’obscures luttes de clans, de plus en plus mafieux et qui maintient encore aujourd’hui une dictature tatillonne sur la parole et la pensée. Quand les changements du monde ne s’accompagnent pas de l’évolution d’un langage qui l’interprète et l’humanise, ce monde apparaît comme une incompréhensible monstruosité. Les écrivains vietnamiens affrontent aujourd’hui cette monstruosité à coeur ouvert, à mains nues, à tête déboussolée. Entre le monde d’hier et le monde d’aujourd’hui il n’existe pas de pont. Entre les espérances d’hier et la vie d’aujourd’hui se creuse un gouffre qu’il faut affronter avec les moyens du bord, quasiment rien. Cette fracture ronge la vie de chaque individu qu’il vive au Vietnam ou qu’il ait émigré à l’étranger. D’un côté, une sensibilité, des pensées, des valeurs héritées d’une culture et de traditions plurimillénaires, et de l’autre l’existence nue. C’est le moment du jaillissement de la parole, l’instant où les mots naissent en balbutiant de la chair meurtrie des hommes pour s’y perdre aussitôt et en rejaillir sans trêve. Rien n’est plus poignant que cette errance où une vie brisée cherche à se redonner une silhouette humaine, notamment dans l’écriture de certains écrivains de la diaspora vietnamienne aux États-Unis, en France, en Australie. Ceux-là savent qu’ils ont tout perdu – définitivement. Leur passé vietnamien n’a pas d’avenir vietnamien, leurs textes ne sont pas publiés au Vietnam, ils n’ont pas de public et, l’auraient-ils, ils ne partagent plus la même réalité, le même monde. Ils écrivent en vietnamien, ils n’écrivent plus la vie vietnamienne, ils écrivent leur vie, une certaine mort.

Il est une malédiction à laquelle personne n’échappe, l’impossibilité d’oublier. Le langage n’est pas un héritage dont on peut se débarrasser, il se grave dans la chair, il structure le cerveau, il colore le regard, il infléchit la voix. Nul ne l’acquiert impunément. Quand il n’est plus en mesure d’apprivoiser la réalité, il se désagrège dans les méandres obscurs du subconscient et resurgit dans l’écriture sous les visages monstrueux d’un incertain souvenir, le souvenir d’un temps où l’on fut humain, vietnamien, vivant des joies et des peines aujourd’hui surréalistes, le souvenir d’un éclatement irrémédiable de la personnalité. Ces voix du souvenir, nous les retrouvons dans ce recueil de nouvelles d’écrivains vietnamiens vivant au Vietnam, aux États-Unis, en France et en Australie. La diversité des thèmes, des tons, des voix illustrent la variété des situations et la variété des voies de l’impossible oubli. Qu’on prenne de la distance vis-à-vis d’un passé sans avenir au prix d’un rire douloureux, qu’on se perde dans la fascination de la chair, dans l’obsession de la folie, qu’on plonge à coeur perdu dans l’indifférence d’une réalité incompréhensible, ou qu’on laisse béante l’impossibilité de dire le passé, il n’y a pas d’issue. Mais il fallait l’écrire, ils ont écrit. Le pire des désespoirs, le pire des oublis redevient humain, survivra à la mort, dès que c’est dit. Les mots balbutiants sont comme les braises d’un antique foyer qui refuse de s’éteindre, qu’on appelait Vietnam, car malgré tout « il reste des descendants de l’homme-qui-alluma-le-feu. [...] Cette flamme des origines a une âme, elle agit éternellement. S’en souvenir, c’est la rallumer. »

Janvier 1996

© Copyright Phan Huy Duong, 1996

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Auteurs

Œuvres

Original

Pays

Nguyễn Quang Lập

Il était une fois

Ngày xửa ngày xưa

Việt Nam

Trần Thùy Mai

Une vieille histoire

Chuyện ngày xưa

Việt Nam

Lê Minh Khuê

Tony D., le Gi's

Anh lính To Ny D.

Việt Nam

Phan Thị Vàng Anh

Pluie

Mưa

Việt Nam

Võ Thị Hảo

La danse de l'enfer

Vũ điệu địa ngục

Việt Nam

Mai Nguyễn

Quelle chance !

What a chance !

Australie

Ðỗ Kh.

Une fleur pour un long voyage

Một cành hoa, một chặng đường

USA

Khánh Trường

À l'orée de la plaine

Chỗ tiếp giáp với cánh đồng

USA

Ngọc Khôi

Derrière la bananeraie

Chỗ trọ trong vườn chuối

France

Cung Tích Biền

En traversant le fleuve

Qua sông

Việt Nam