PointDeRupture

 

POINT DE RUPTURE

 

 

Heureux celui qui peut dire : tel a été mon point de départ. Il n’a pas vécu en vain. Il a pu dire sans mentir : ici, en cet instant, j’ai su et j’ai voulu. Il a été. Il sera peut-être. Il est en devenir. Par ses images, sa musique, ses mots. Par le monde filtré, transfiguré à travers sa mémoire, sa culture, sa conscience, son langage. Il a un à-valoir, une assurance vie. Il a la grâce. De naissance. Il peut se créer une histoire dans l’histoire des hommes. Il existe, il agit, puisque ses actes trouvent une langue pour s’exprimer, durer, se faire désirer. On l’a inscrit dans le devenir des hommes. Les Droits de l’homme, ce sont ses droits. Libre à lui d’en faire un destin. C’est un humain, le fruit de la longue et lente maturation d’une civilisation, d’une culture, d’une religion, voire d’une race. En lui le temps apprend à se compter en millénaires, en siècles, en générations, en années, en jours. En lui.

Il n’est pas donné à tout le monde de vouloir ce beau et tragique destin. Il est des hommes, en ce siècle, qui n’ont jamais eu de point de départ. Jamais ils n’ont pu fixer cet ici, ce maintenant qui font qu’ils sont devenus ce qu’ils sont, qu’un homme est ce qu’il désire parce qu’il peut dire qu’à un moment de sa vie il a été. Ceci. Cela. Qu’il a voulu. Ceci, cela. Parce que le monde, pour lui, était. Parce que d’autres hommes, surtout ceux qui ont pouvoir sur la parole, les images, la mémoire, le reconnaissent, même pour le contredire : c’était notre monde.

Il est des hommes qui ne sauront jamais quand ils ont cessé d’être parce qu’ils n’ont jamais su à partir de quoi ils ont été. Je suis vietnamien, immigré. Je fais partie de ce joyeux et sinistre cortège, je connais sa sombre jubilation, son morne désespoir. Nous n’avions pas de point de départ et nous en avons trop. Est-ce une malédiction ? Pour survivre aujourd’hui, mieux vaut posséder des certitudes simples. Est-ce une chance ? De « vivre » enfin. Le pari en vaut la peine.

Mon point de départ, si on peut dire, mais, sur ma langue fourchue, le dire c’est déjà mentir, n’était ni une idée - il aurait fallu avoir une culture -, ni un père, une mère - il aurait fallu avoir une enfance -, ni un frère, une soeur, une amie - il aurait fallu avoir une jeunesse -, ni un homme, une femme - il aurait fallu avoir la foi -, ni un ciel, une terre, un arbre, une pierre, un éclat de soleil ou de lune sur des éclats de feuilles ou d’eau - il aurait fallu avoir une patrie. Encore moins la tendresse d’un toit - il aurait fallu avoir la paix.

Mon point de départ est une fuite. Pas la fuite lente, caressante, obsédante des heures, des jours, des lunes, des saisons, qui donne au temps le temps de graver en mémoire une image, un parfum, une musique, des voix, qui donne au corps le temps de devenir humain. De naissance j’ai eu pour ciel une grosse déchirure orange, pour nuages des volutes de fumée noire, pour lumière des éclairs de mitrailleuses, pour vent des hurlements de bêtes traquées. J’ai eu pour terre d’interminables marches à travers la nuit, j’ai eu pour frère et soeur le silence de la peur, j’ai eu pour père le visage de l’absence et pour mère la colère du souci. Mon enfance a la couleur des incendies, l’odeur du napalm, la clameur des ratissages, la saveur âpre des agonies, la caresse des ombres. Je suis venu au monde dans un pays qui n’avait pas de nom, dans une langue qui n’avait pas de droit à la parole, dans une fuite échevelée qui n’avait pas de but. Une longue errance de village en village dans un long silence de quatre ans. Entre le premier cri jailli de ma gorge et la stupeur de soi, rien ne m’a jamais attaché à rien, que ce soit dans le ciel, sur la terre ou entre les hommes. Point de départ, point d'arrivée. Point de rupture. Une accablante indétermination, un questionnement à partir de rien, la terreur de fuir, le vertige de l’indifférence.

La nature, paraît-il, a peur du vide. La mienne a cherché en vain à le combler. Je n’en ai jamais eu le temps. Tout tournait trop vite. Tout s’en allait trop vite, les jours comme les nuits, la terre comme les hommes. J’ai voulu m’enraciner. Du Sud au Nord, de l’Est à l’Ouest, la terre s’effondrait sous mes pieds. Je n’étais que de passage. Je surfais sur des mirages. Venant de nulle part, nulle part je n’étais. J’ai vécu la passion d’agir sur le monde avec des humains de toutes les couleurs, de tous les horizons, de toutes les civilisations. En vain je me faisais violence. Le manège s’est détraqué, il ne tenait pas la route. La route était trop longue, trop incertaine pour une seule vie. Elle fusait du chaos, elle menait au chaos, ma route des illusions. Je n’en connaissais ni l’origine ni la destination, elle se déformait à mesure que la vitesse s’accélérait. J’ai craqué. Nu, désarmé, pantelant, ridicule. Pitoyable. Une marionnette. Infiniment malléable. Dans le kaléidoscope des hallucinations, des mensonges, des trahisons. J’ai rêvé me dissoudre dans une culture, vibrer en silence au coeur d’une langue. Mais dans mon crâne s’entre-déchiraient trop de voix. Étrange et macabre sarabande. Les mots s’entre-tuaient dans ma tête, familiers, étrangers, intimes, méreconnaissables. Certains venaient de très loin, des berceuses que ma mère ne m’a jamais chantées. D’autres martelaient mon cerveau depuis des siècles. Ils tuaient et s’évaporaient, ombres chinoises. Je les reconnais à la douleur de ne pas pouvoir penser autrement qu’eux. Quelques uns me sont moins insupportables. Je les ai à moitié apprivoisés à l’âge de raison. Loin de tout. Seul. Pas d’image, pas de ton, pas d’odeur, pas de saveur, pas de frisson. Ils ont la pureté intemporelle des mathématiques, la beauté limpide et glaciale des nombres. Ce sont mes animaux domestiques. Chiens pour aveugles, ils guident mes pas dans le monde. Je peux le dire, en toute humilité, en tout orgueil, en toute humanité : je n’ai jamais tenté de m’enraciner dans un amour. Je n’ai jamais su aimer comme on devait aimer. Car je suis né sans repères. Je n'ai pas appris à recevoir, je ne sais pas donner. Jamais, rien ne m’a été dû.

Je le crois, je suis loin d’être seul à naître ainsi aux marches des empires, de leur flamboyante et pitoyable saga en noir et blanc, en technicolor, en trois, quatre, virtuelles et sanglantes dimensions. Je suis loin d’être seul à errer aux frontières des races, des religions, des cultures, des civilisations. Nous commençons à faire foule. Mais dans le tourbillon démentiel qui entraîne le monde, où trouver un langage pour être, pour devenir, pour revenir, pour s’en aller ? Il aurait fallu naître à temps dans un univers plus stable, et vieillir plus doucement. Mais je suis né sans promesse, ce luxe suprême est hors de ma portée. Il m’a manqué la lenteur des mots, le temps pour un visage de s’illuminer, de se condenser dans une langue, le temps de me découvrir, de te reconnaître, de nous retrouver. Il me manque tout ce qu’il faut pour constituer un point de départ. Je ne suis qu’un point de rupture, le lieu géométrique de trop d’anarchiques passés, le point de chute de trop d’espérances. La nuit m’a enfanté. M’engloutira-t-elle, la grande femelle velue, dans sa gueule de velours noire ? Venant du chaos, retournerai-je au chaos ?

Je ne le crois pas. Je connais un peintre absurde. Quand il ne sait plus que faire ni quoi penser, il asperge d’un geste de rage sa toile blanche de noirs grumeaux. Et il voit un monde de lumière dans chaque tache d’encre noire. Et il crée une forme, un avenir à chaque grumeau. Chacune de ses toiles existe et n’existe pas. Elle est un univers et elle n’est qu’un moment. Un moment de rage, de désespoir, de conviction. Un acte d’amour muet. Ce n’est qu’un point de rupture et c’est tout un homme, une fissure du temps et une ouverture au monde, un peu de matière et tous les firmaments. Ce n’est qu’une image. Mais je veux y croire, je veux tenter de la nommer. Pour que de notre errance naissent d’autres errances - moins sanglantes. Pour que de notre solitude naisse une solidarité. Pour que le tourbillon de la vie pour la vie se calme et s’imprègne de la lenteur d’un désir, le désir de l’Autre. De soi. Pour que la fausse bête redevienne humaine. Je l’appelle amitié.

Phan Huy Duong

10-96

Texte pour le livre

TRAJET

à travers le cinéma de Robert Kramer

Institut de L'Image

Aix-en-Provence

02/2001

© Copyright Phan Huy Ðường, 1996