TranDucThaoUneVie

TRÂN DUC THAO[1] , UNE VIE

Sartre le tenait pour l'un des rares marxistes de son temps à ne pas sombrer dans l'incantatoire, à oser af­fronter les nou­velles frontières du Savoir. Il le fit en publiant Phé­noméno­logie et ma­térialisme dialecti­que. Il voulait réin­té­grer l'intentionnalité de la con­science, donc la liberté, dans l'His­toire. Il scrutait la biologie balbutiante de son époque pour percer le se­cret de l'ar­che qui relierait la ma­tière vi­vante à la pen­sée. A ses "ego transcendantaux" de la rue d'Ulm, il jetait le pavé massif de sa réalité. Aux pontes "marxistes", il lan­çait l'éclair aigu son intentionnalité. De ce double refus, de cette double exigence, naît la tension de son oeuvre. Dans le chaos de l'Histoire, il se voulait de chair et d'esprit. Ce fut un homme libre. C'était il y a qua­rante ans.

Tout lui promettait un avenir brillant. Il n'eut pas d'avenir. C'est qu'il était marxiste jusqu'au bout des on­gles et ne concevait pas qu'on pût comprendre le monde sans y tou­cher. La com­préhension du monde l'exaltait dans la mesure où elle s'épanouissait dans l'action. Il voulait payer de sa personne pour penser la condition humaine jus­qu'au bout :

La seconde partie de Phénoménologie et matérialisme dia­lecti­que (1951) aboutissait ainsi à une impasse, dont j'ai espéré trouver la voie de la solution dans la révolution vietnamienne, à laquelle j'avais fait une discrète allusion à la fin de mon li­vre sous le titre du "mouvement réel de la dialectique[2]".

Fidèle en cela à une vieille tradition vietnamienne, il jeta plume et encrier aux orties et partit pour le ma­quis. Cet homme libre se fit combattant. Philosophe, par la lutte il inscrirait sa liberté dans le devenir des hommes.

On raconte qu'il rêvait d'enseigner le marxisme aux diri­geants du Parti. Mal lui en prit. On l'ex­pédia à la traduction des oeu­vres du Secrétaire général. Histoire de lui apprendre le mar­xisme réel, celui de l'appareil du PC.

Doyen de la Faculté d'histoire, il fut interdit d'enseigne­ment, vécut de petits boulots, vendit ses dictionnaires pour manger. Coupé du monde, isolé au mi­lieu de son propre peuple, il continua néanmoins ses re­cherches avec les moyens du bord. Toujours l'inextinguible obses­sion : unir un jour les racines ma­térielles, biologiques, historiques, socia­les de l'homme à la con­science de sa li­berté. De temps en temps, à travers le vacarme des bombar­dements amé­ricains, sa voix nous parvenait comme un écho étouffé. Quelques ar­ticles parcimonieux par-ci, par-là. Nous savions alors qu'il vivait, qu'il pensait toujours. Et cela nous suffisait ! Pas de quoi se pa­vaner. Pas de quoi se torturer la conscience non plus. Il y avait tel­lement plus urgent à faire. D'ailleurs, au­cune loi civili­sée ne punit le crime de non-as­sistance à pen­sée en danger.

Vint le temps de la Grande braderie communiste. Tout était, tout est encore à vendre, les fruits de nos mers, les en­trailles de nos terres, les arbres de nos forêts... des hommes, des femmes, par wagons, par charters entiers, à l'Est, au Nord, au Sud... et jusqu'à l'âme du PC. Lui, il n'avait jamais rien à vendre, il n'a qu'une exigence à donner, celle de sa jeunesse. On l'utilisa une dernière fois, on l'envoya défendre auprès des intellectuels pa­risiens un idéal auquel on ne croyait plus. Cela pouvait encore servir. Erreur fatale, comme toute erreur de fin de règne. Il re­trouva enfin les ra­cines de sa ma­turité, le terroir d'où sa pensée avait jailli, l'inspiration et l'exaltation de sa jeunesse, "l'élan in­térieur des dernières années de mon séjour autrefois en France[3]" qui renaissait en lui dès les premiers jours de la Pérestroïka.

Je l'ai rencontré par hasard quelques mois avant sa mort. Il vi­vait en vieux garçon dans une pe­tite cham­bre délabrée où des cafards se promenaient, indolents, au plafond, aux murs. Son re­gard clair, naïf, presque enfantin les ignorait. Des amis m'ont raconté qu'il ra­dotait, qu'il souf­frait de schi­zophrénie. Je m'at­tendais à trouver un vieillard sénile. J'ai rencontré un homme lu­cide.

Connaissant sa querelle avec Sartre, je l'ai interrogé sur la Critique de la raison dialectique. "Sartre est le seul philo­sophe à poser les bonnes questions", m'a-t-il dit. Je l'ai alors questionné sur ses propres écrits que je trouvais mé­canistes. Il a tout balayé d'un revers de la main, et il m'a donné son dernier livre, ses derniers brouillons.

Il m'a dit quelques mots sur sa vie à Paris. Il arrivait encore à écrire une page par jour. Optimiste, il remet­tait tout en chantier, espérait s'ouvrir une nouvelle voie au con­tact des nou­velles sciences. Il ne savait pas combien l'hu­manité est fragile, à quel point l'avenir peut se soumettre au passé. Des amis lui of­fraient leur aide. Il refusait souvent. Il avait peur d'être em­bri­gadé dans des écoles, des chapelles, des clo­chers. J'ai compris qu'il était vraiment malade. Sa mala­die a un nom : Liberté. Que voulait-il en faire ? Ecoutons-le, une dernière fois :

...la conscience dans son appel à soi-même pose l'exi­gence du bien dans l'action, du vrai dans la connais­sance, et du beau dans l'achèvement des processus vécus. Par là, la con­science fait du monde naturel un monde humain, vala­ble pour l'homme[4].

Le vrai dans la connaissance ! Il se trompait d'époque. Elle ne comprend que l'efficacité. Le bien dans l'ac­tion ! Il se trompait de monde. Ce monde n'obéit qu'au profit. Le beau dans l'accomplisse­ment des processus vécus ! Il se trompait d'hu­manité. Elle ne désire que du pain, des jeux, et des rem­parts. Envers tout, con­tre tous. Statistiquement parlant, po­li­tiquement faisant.

Ne pouvant le récupérer vivant, l'appareil du PC a tenté de le récupérer mort. Sous le regard des caméras, on a cloué sur son cercueil une médaille de second ordre. Trop tard. Il est parti, emportant son rêve, lé­guant son exigence aux si­lences de toutes les vies. Il est parti, ce mili­tant, ce communiste, ce penseur qui n'a jamais renoncé. Sans doute ne pouvait-il pas mourir autre­ment, ayant vécu ce qu'il a vécu. Je revois son regard clair, naïf, presque enfantin. Et je me dis que tout compte fait, il a eu une vie belle et triste, car il a su mourir comme peu d'hom­mes sa­vent vivre, sans s'être jamais vendu. Ce fut un philosophe, un vrai.

 



[1] Trân Duc Thao (1917-1993), philosophe marxiste vietnamien, a collaboré aux Temps Modernes avant de ral­lier le marxisme. Ses textes en Français sont bien connus à l'étranger. Ses textes en Vietnamien n'ont jamais été tra­duits.

[2] Recherches dialectiques. Manuscrit.

[3] Recherches dialectiques. Manuscrit.

[4] Recherches dialectiques. Manuscrit.