UnAmourAvantAube

UN AMOUR D'AVANT L'AUBE[1]

Avant l'aube, il y avait la nuit. Celle qui promettait des len­demains qui chantent. Celle de la guerre. Dans cette nuit, de quoi pouvaient rêver deux jeunes gens ? D'amour, bien sûr. Ils avaient tort. Ce ne serait pas trop grave si ce ne fut qu'un rêve. Qui n'a pas, une fois, essayé d'aimer au-delà de la guerre, au-delà de la mort ? Mais la nuit a duré trente ans, mais le rêve est devenu la face d'ombre d'une vie.

Sur quoi s'ouvre ce long cauchemar ? Sur un tremble­ment de lumière qui n'annonce pas le jour, mais une autre nuit, dé­finitive celle-là. Telle est la conclusion de cette pa­thétique nouvelle.

Cette face d'ombre, Mme Duong Thu Huong nous la donne à voir sous l'éclairage le plus intolérable, celui du quotidien. Des Vietnamiens de ce siècle, on ne connaît pas ce visage. C'est que, là-bas, la guerre, comme l'économie, est une douleur sans voix.

Cette face d'ombre, de quoi est-elle faite ? De solida­rité hu­maine. De la pire espèce. De celle qui permet, non de vi­vre, cela suppose un minimum de doute, mais de survivre. On sait que pour vaincre une force matérielle il faut lui op­poser une force matérielle su­périeure. On sait que les idées aussi peuvent se trans­former en forces matérielles lorsqu'elles s'emparent des masses. C'est que les hommes aussi sont faits de matière. Pour ce faire, il faut que les idées aient la constance, la plénitude des choses. Elles les acquiè­rent, dans les relations sociales, quand le passé gou­verne le pré­sent, quand le désir de vivre s'efface de­vant la nécessité de survivre. Alors l'individu dispa­raît. Alors l'amour devient un conte.

Dans la société vietnamienne traditionnelle, pas de doute : l'amour est une conséquence du mariage. On mariait les en­fants sans demander leur avis. Ils se dé­brouillaient en­suite pour s'ai­mer. Cela pouvait mar­cher quand on a le temps de vivre en­semble, d'ap­prendre à se connaître, ou à s'en ac­commoder si la vie, faute d'amour, offrait d'autres consolations. Comment s'en accommoder lorsque, hors l'amour, il n'y a que la guerre ? Avec la guerre, la révolution, le pouvoir de marier passa entre d'au­tres mains, moins bru­tales, mais encore plus oppressantes : l'Organisation. Vu Sinh et sa femme Luu avait ainsi vécu. Ils étaient responsa­bles dans la Jeunesse Communiste. Ils se ren­contrèrent dans des réunions, sur les chemins des combats. Un soir de pluie, leurs regards se croisèrent au hasard d'un poème que quel­qu'un déclamait. Un compagnon lança une plaisante­rie, un autre la prolongea, et le rire s'enfla. Et ils rougirent. Ainsi naquit une rencontre, délicieuse et banale, comme partout ailleurs au monde.

Après, on erre dans un autre monde. La plaisanterie devient rumeur et la rumeur réalité. L'Organisation s'en saisit.

"Naturellement, à la réunion des Jeunesses Communis­tes, l'amour entre Luu et Vu Sinh fut porté à l'ordre du jour. Ils fu­rent convoqués par le cama­rade responsable.

- Depuis quand êtes-vous amoureux l'un de l'autre sans que personne le sache ?

...

Le responsable le considéra d'un oeil affectueux :

- Soyez sans inquiétude, camarade. Bien que la lutte contre l'ennemi demeure notre objectif primordial, l'Organisation a toujours pensé qu'il est de son devoir de se soucier du bonheur de ses membres. Notre force réside dans la collec­tivité. L'union fait la force, tout se passera à merveille, croyez-m'en..."

L'Organisation maria le couple vaguement consentant. Ils vécu­rent "ensemble" neuf ans (une fugitive étreinte tou­tes les deux semaines, au rythme des permissions). Ils eu­rent deux enfants. Ils comprirent qu'ils ne s'étaient jamais aimés. Ils eurent le cou­rage de le re­connaître, de se le dire, d'es­sayer de se séparer. Trop tard. L'Organisation allait s'en mêler qui transforma ce couple bancal en destin et le désir d'aimer en crime. Duong Thu Huong nous montre ce glis­sement insi­dieux, cette lente dégra­dation des relations hu­maines au sein d'un monde né du moyen âge vietnamien édulcoré de marxisme à la chinoise. La guerre n'y est pas au premier plan. On ne sent sa présence et ses né­cessités qu'à travers la vie de tous les jours. Et c'est ce qui plaît dans ce livre. Car Duong Thu Huong ne s'y livre pas à une atta­que en règle contre une Organisation abstraite. De toute façon, en ce temps-là, comment survivre sans organisation ? Elle dé­voile des humains embarqués dans les mailles du filet, leurs doutes, leurs certitudes, leurs indifférences, leurs cruautés, et, lancinantes tout au long de trente années d'obs­curs désastres personnels, leurs volontés d'ai­mer... Ce n'est plus, dès lors, un réquisitoire abstrait contre un Système abstrait. C'est un appel à la respon­sabilité individuelle de­vant l'existence quel que soit le monde qu'on nous impose, un appel à la dignité, une invitation à la liberté.

La jeunesse vietnamienne ne s'est point trompée, qui lui ré­serve estime et tendresse, et dévore ses nouvelles et ses ro­mans. Les idéologues vietnamiens ne sont pas non plus trompés, qui l'ont chassée du Parti et l'ont mise en prison. Car naître vietnamien en ce siècle, c'est nourrir un des­tin qui semble a priori exclure l'amour. Quand la nuit dure trente ans, cette aventure singulière qu'on appelle aimer ne peut être qu'un conte des temps d'avant l'aube, un vague souvenir de la nuit, à moins qu'elle ne devienne, par la vo­lonté des amants, les premiers et derniers rayons d'un jour au­tre.

 



[1] Histoire d'amour racontée avant l'aube, Duong Thu Huong, traduit du Vietnamien par Kim Lefèvre, Editions de l'Aube.