UneDouleurSansPerspective

 

UNE DOULEUR SANS PERPECTIVE

Préface pour Le chagrin de la guerre

Roman de Bảo Ninh

Éditions Philippe Picquier

 

 

La guerre, comme l'amour, ne se raconte pas. Du moins la guerre au ras des pâquerettes, la guerre à hauteur d'homme. Cette expérience limite contraint l'homme à l'acte suprême : tuer. Pas comme une bête tue pour manger, pour survivre. Mais tuer comme seuls savent parfois le faire les hommes : pour rester humains. Tuer, mourir, pour conserver un peu d'humanité sur terre. Illusions fatales, fu­nestes idéologies, dirions-nous aujourd'hui, en ces temps de "Fin de l'Histoire", d'impuissance générali­sée. Du calme. Ce n'est que littérature, on peut se contenter du mot de Camus : tuer pour quelques nuances. Nuances difficiles à percevoir à travers les somptueux carnages de ce siècle, au nom de la Race, de l'Histoire, de Dieu. Nuances nécessaires quand même. C'est l'unique et mince pellicule de civilisation qui nous sépare de la bête.

Au commencement était le Verbe. Effectivement, rien ne distingue mieux l'homme de l'animal que cette étrange con­science de soi qui, sans cesse, jaillit et se dilue dans un lan­gage. Mais le Verbe n'a pas été de toute éternité. Pour qu'il jaillisse de la longue errance des espèces, il a fallu qu'un jour deux êtres se disent le monde où ils vivent, le consacrent comme monde commun. Ils se le disent, et des animaux deviennent des hommes, et le monde devient hu­main. Du coup, le Verbe n'est pas, ne peut pas être. On doit le créer, le recréer sans fin, de génération en génération, de siècle en siècle, depuis la nuit des âges jusqu'à la fin des temps, de notre temps. Sa survivance suppose une certaine permanence de l'espace, une certaine continuité du temps, un monde durable, à la fois stable et changeant, reconnais­sable aux sens, intelligible à la pensée. Bref, des souvenirs, une histoire. Cette construction merveilleuse crée de l'ordre dans le désordre de la Nature, elle imprime une direction au temps. Elle cristallise en elle la mémoire des siècles et la projette vers l'avenir des hommes. Chaque humain en nais­sant reçoit ses fondements biologiques – la capacité de par­ler, de penser. Mais chacun doit l'acquérir à ses risques et périls en réinventant le langage, en s'appropriant l'histoire, la culture, en les prolon­geant vers son avenir propre. Et chacun lègue, aux risques et périls des autres, cet antique héritage, y ajoutant sa vie, ses actes, ses pensées, sa parole, quelques nuances d'une individualité. Un monde, une his­toire, un langage, un arc-en-ciel frémissant de milliards et de milliards d'éclats singuliers.

En règle générale, les animaux ne se font pas la guerre. Ils ne reçoivent pas grand-chose en héritage, ils n'ont pas grand-chose à donner : la vie, rien que la vie. Comme elle vient, comme elle s'en va. La vie nue, sans parole, sans his­toire. Seul l'homme sait tuer ou mourir pour autre chose que sa survie. C'est qu'il est dépositaire de quelque chose qui à la fois le constitue et le dépasse. Pour devenir lui-même, une con­science singulière, il se doit d'être l'humanité entière, d'être humain. Il se doit d'être fidèle. À son histoire – indi­viduelle, collective, humaine. À ses origines immédiates, un père, une mère, un amour, des enfants, un village au bord d'un fleuve, un peuple au bord d'un océan. À ses origines lointaines, à la mémoire obscure de l'évolution qui lui fait reconnaître en tout homme son semblable, son frère. Bref, fidèle à son humanité. Sur la base de cette fidélité, il crée l'avenir, il réinvente l'homme. Il accepte de tuer pour le droit de devenir lui-même. Il accepte de mourir pour léguer sa part d'humanité au hasard des hommes. Les hommes se bat­tent parce qu'ils sont menacés. Dans leur existence, parfois, comme des bêtes. Dans leur identité, toujours, comme des hommes.

La guerre de libération, comme tout acte humain, présente ce double visage, fidélité à un certain passé, espé­rance en un certain avenir. Vouloir combattre, c'est tenter de renouer, avec son corps écartelé, avec ses pensées évanes­centes, ces deux visages de l'homme qui menacent de se disloquer. Aussi, son objectif final n'est pas la victoire, le simple rétablissement de ce qui avait été, mais, au-delà de la victoire, la création d'un avenir à ce qui est, un avenir qui mérite qu'on en parle, qui mérite un nom, un avenir humain.

Toute guerre provoque l'effondrement de l'espace, la rup­ture du temps dans la vie des hommes. L'humanité a survécu maintes fois à ces actes déses­pérés. C'est qu'en de­hors des génocides, ils laissaient grosso modo intacts les conditions d'une existence humaine, l'espace d'une culture. Il n'est pas sûr que cela soit encore le cas aujourd'hui. La guerre du Vietnam nous en donne un avant-goût. Comme toutes les guerres, sa brutalité, sa sauvagerie, réduisent les hommes à l'état de nature. Mais elle est pire que d'autres guerres. Elle est exemplaire, à un double titre.

D'une part, par la puissance démesurée de la science, de la technologie, elle détruit de fond en comble l'espace des hommes. Par sa permanence, sa durée, elle creuse un abîme béant dans leurs vies. Une génération d'adolescents part pour le front. Il en revient une génération d'hommes sans jeunesse : « Hélas, la guerre, c'est un monde sans foyer, sans racine, une errance pitoyable, grandiose, sans fin, un monde sans hommes, sans femmes, sans sentiments, sans désirs, le monde le plus désolant, le plus désespéré, le plus effrayant qu'aient inventé les hommes. Il n'avait eu aucune chance d'échapper à sa propre dégénérescence. » « Il n'y avait plus rien dans ce monde terrible, étouffé, tassé à l'ex­trême : ni soleil, ni air, ni respiration, il n'y avait plus d'hommes, d'hu­manité, de miséricorde... »

D'autre part, parallèlement à la guerre, s'appuyant sur elle, sur la tradition patriotique des Vietna­miens, s'instaure un pouvoir cauchemardesque qui prétend bâtir l'avenir en faisant table rase du passé. Aux saccages des bombes s'ajoutent les ravages d'un mythe. Surgissent alors des mo­ments où la guerre cesse d'avoir un sens, parce que la parole cesse de véhiculer une culture. Elle devient mensonge. La guerre cesse d'être humaine. Ce n'est plus qu'un tourbillon aveugle, sanglant, un chaos d'avant les hommes. Elle ne peut plus se raconter.

L'amour, comme la guerre, ne se raconte pas. Aimer, c'est prétendre donner plus que la vie, c'est vouloir recréer l'homme, pas seulement tel qu'il fut, mais aussi tel qu'il de­viendra, car l'homme n'est humain que dans son devenir. C'est lui donner en héritage l'histoire des hommes pour lui ouvrir un avenir de liberté.

Certes, si l'on met de côté la fécondation in vitro, les bi­pèdes que nous sommes viennent tous au monde de la copu­lation des bêtes. Mais seul l'amour en fait surgir des hom­mes, et l'amour n'est ni un fait de la nature, ni une grâce di­vine accordée pour l'éternité à l'espèce. C'est un arrachement continu, long, douloureux, changeant, fragile, toujours à recommencer à chaque naissance, perdu d'avance à l'horizon de chaque vie, à tout instant menacé d'anéantis­sement. C'est l'humain rejaillissant sans cesse de l'état de nature, un serment sans cesse renouvelé de la culture. C'est le Verbe usé, torturé des générations mortes se réincarnant dans la fraîcheur de jeunes désirs, dans l'avenir des vivants. Rien n'illustre mieux le désastre de la guerre que la défaite de l'amour, et les censeurs vietnamiens ne sont pas si idiots que ça quand ils ont contraint Bao Ninh à sortir ce roman sous le titre « Le destin de l'amour ». On part au front avec le souvenir d'une femme. On en revient dix ans après. Le souvenir ne colle plus à la réalité. Et l'on comprend que l'amour ne peut pas survivre à la guerre, à cette guerre. Pas seulement parce qu'on a changé, parce que la femme aimée n'est plus la même. Pas seulement parce que Hanoi, le Lac Haller, le lycée de Buoi, la société, les gens... tout a changé. Mais parce que la jeunesse volée ne nous sera jamais ren­due, qu'il n'en reste que les désirs inachevés d'un adolescent et les regrets d'un vieillard. Rien. Pas même un amour de maturité, un amour conscient de ses limites. Parce que « effectivement, on ne pouvait rien oublier, car la douleur est d'un seul bloc, tout le temps d'une vie, depuis l'enfance jusqu'à ce jour, en passant par les jours de guerre ». Parce « La mémoire ne pardonne pas ». Parce qu'enfin, pour ai­mer, il faut pouvoir parier l'avenir.

L'amour aussi exige une certaine stabilité de l'espace, une certaine continuité du temps, une histoire et un avenir. Alors, quand l'avenir renie le passé, l'espace se brise, le temps s'effiloche, la mémoire de l'amour se confond à celle de la guerre. Une tristesse immémoriale, jaillie du fond des âges vers ... rien.

C'est dans ce contexte que s'inscrit le roman de Bao Ninh. Une guerre d'indépendance longue, atroce, accule un peuple à l'extrême limite de l'humain. Elle s'achève dans la victoire. Le passé des Vietnamiens confirme ses valeurs dans le monde d'aujourd'hui : en tant que tels, ils méritent d'exister sur terre. Mais ce passé qui refuse de mourir se ré­vèle incapable de s'ouvrir un avenir digne. L'indépendance, la paix, révèlent au grand jour la fiction communiste, mettent à nu les visages : « il me semble que tous les mas­ques dont on s'affublait ces dernières années sont tombés. Ils sont hideux, les vrais visages. Tant de sang pour ça... » L'avenir qui se dessine n'est qu'un passé abhorré. Alors on a tué pour sauver sa peau. Comme une bête : « Je suis deve­nu meurtrier dans l'âme. Mon sang réclame la barbarie, la sauvagerie de la jungle. »

Les Vietnamiens ont gagné la guerre contre le colonia­lisme et l'impérialisme. Ils sont peut-être en train de perdre leur paix. Ce que les armes n'ont pas pu imposer, le Parti soumis au dollar est en train de l'établir. C'est que nous vi­vons le temps de la révolution impossi­ble. Le capitalisme, joliment maquillé en Économie de Marché, s'impose comme l'horizon indépassable de la pensée. Au Vietnam comme ailleurs. Pour le moment. « L'éclat des premiers jours d'après la guerre est rapidement mort dans chacune de nos vies. Les morts sont morts. Les survivants continuent de survivre, mais les aspirations brûlantes qui avaient justifié notre époque, éclairé pour nous les chemins de l'Histoire, le rôle et l'avènement d'une génération, malheureusement, ne pouvaient se réaliser immédiatement après la victoire comme nous le croyions. » Dans cet après-guerre, un destin guette, un destin sans visage, sans nom. Il avance sous des masques : le Nouvel Ordre International, les Lois muettes, aveugles, chaotiques, meur­trières du Marché. Ce destin, cette indifférence, c'est le rè­gne de l'impuissance.

Que faire de cette victoire sans issue ? De ce monde où « Après la guerre, il ne restait rien de sa vie. Seulement des illusions. » Un monde où « Dès qu'il se réveillait, il reperdait tout, il retrouvait la solitude, l'impuissance, le délabrement. Tout s'enfuyait hors de sa portée, loin, très loin. Il redevenait un homme handicapé, bizarre, vieillissant, dépassé, vide. Un vaincu. »

Gaspiller sa vie, l'anéantir dans l'anarchie comme l'avait décidé Phuong dès avant la guerre ? Se suicider corps et âme comme ce père qui, juste avant de mourir, immola dans les flammes l'œuvre de toute sa vie ? Ou bien essayer de sauver par l'écriture ce qui peut encore l'être, inscrire « dans d'innombrables pages poussiéreuses, pétries de l'ombre figée du temps, à travers des éclairs troubles, clairs-obscurs, l'enchevêtrement des époques, des générations, des faits, du monde des vivants et de celui des morts, de la guerre et de la paix » et créer « ce dernier re­fuge pour les êtres fanés, les sentiments perdus, dépassés, désincarnés. » Une manière de régler ce que les Vietnamiens appellent la dette de vie : « Pour Kiên, cette dette, c'était le monde qui s'était cristallisé dans sa vie. Tout un monde, toute une époque, toute une His­toire, qui menaçaient de se volatiliser avec son corps, comme une injustice, un remords. » Une issue somme toute désirable car : « Le passé n'a pas de fin, le passé est à jamais fidèle, à l'amitié, à la fraternité, à la camaraderie, à toutes les amours humaines. »

Mais comment écrire une histoire sans histoire ? Malheur aux vaincus, aux faibles, aux déshérités ! La parole même leur est refusée. À peine entamée, la tentative se bloque. « dès qu'il écrivait, tout s'en allait à la dérive, tout se mélangeait » et « plus il écrivait, plus il avait l'im­pression sourde que ce n'était pas lui mais son contraire, voire un ennemi, qui écrivait, piétinant, renversant tous les principes sacrés, toute sa foi dans la littérature, tout ce qui donnait un sens à sa vie. » « L'œuvre, du début à la fin, n'a aucune unité, ne serait-ce que de surface. Ce n'est qu'une succession aléatoire de formes et de volu­mes. Les êtres, les événements, se brisent brusquement, disparais­sent en plein récit, comme s'ils étaient tombés dans quel­que fissure du temps. »

Pourtant, de ce chaos surgit « une voix infiniment familière, mais qui n'existait pas dans la mémoire de ses sensations. [...] Était-ce l'écho du désir de vivre, l'exigence de l'impossible en cette vie, l'inachèvement de son existence ? »

Ce balbutiement d'avant les mots, cet appel d'avant le langage, bien entendu ne peut s'écrire. Mais il peut déjà se communiquer, ne serait-ce qu'une fois, dans l'oreille d'une muette : « Il éprouvait le besoin étrange, égoïste, qu'elle enregistrât ses pensées, ses blessures, les divorces de sa vie. [...] Il s'appropriait son esprit, la délaissait pour le reste, la transformait en une espèce de brouillon. »

C'est à cette étrange « gardienne des écrits » que Kiên confia son impossible roman. L'œuvre sombre dans le chaos. La quête du passé mène au silence. Tel est le destin des vaincus.

Après, commence le temps de la lecture.

Des vagues s'élancent, butent sur une infranchissable muraille de rochers, se cabrent, rugissent, se brisent, s'émiettent, bouillonnent, s'éparpillent, se tordent en mille tourbillons, se dissolvent dans le large, et reviennent se bri­ser sur les rochers. Ces ressacs têtus, violents, impuissants, ce piège à rats étouffant, c'est l'éternel re­tour, l'infernale réincarnation de l'Esprit. Imaginez-vous au cœur de cette furie. Que verrez-vous ? L'écriture de Bao Ninh. Quand le passé vivant se brise face à un avenir hermétique, tourbillonne sans issu, sans fin, le temps se disloque, l'es­pace se dilue. La mémoire tourne en rond, incapable de s'ordon­ner, de structurer l'espace, d'orienter le temps, d'y inscrire les événements du monde, les actes des hommes. Elle ne peut plus stabiliser le passé, en faire le terroir de l'avenir, y ancrer le présent. Elle n'est plus en mesure de créer une histoire, de se constituer en récit.

Le présent se dissout alors dans le passé. Tous les souvenirs se valent, s'agglutinent, se séparent, se font et se défont au hasard des apparences. Il leur manque ce qui transforme des images en souvenirs. Il leur manque un or­dre, une temporalité, l'unité mouvante d'une vie. La pluie sur Hanoi se met à ressembler à la pluie sur la jungle, à la pluie des combats, à la Pluie. Le sommeil dans les bras d'une inconnue se met à ressembler au sommeil dans les bras de la femme aimée. Et les morts reviennent hanter les vivants, exigeant un sens présent à leur sacrifice passé.

Du coup, ce récit curieux qui avance à reculons, cette parole à la dérive, éclatée, balbutiante, chaotique, lancinante, cette errance hallucinante de la tristesse de la guerre à la tristesse de l'amour, à la douleur d'écrire se dé­voile, s'ouvre à la lecture, se laisse recréer : une douleur sans perspective.

Alors du chaos de la guerre, de la défaite de l'amour, de l'impasse de la paix, jaillissent « Des jours de douleur, mais aussi de gloire. Des jours de malheurs, mais aussi d'humanité. Des jours où nous savions clairement pourquoi nous devions nous engager dans une guerre, pourquoi nous acceptions de tout supporter, de tout sacri­fier. Quand tous, nous étions encore très jeunes, très purs, très sincè­res. »

L'œuvre nous livre alors sa propre clef, l'écriture sa propre lecture : « Cette lecture à l'avenant a été efficace, elle m'a aidé à comprendre. L'œuvre délaissée de l'écrivain de notre quartier m'est apparue sous un autre angle, elle se fondait harmonieusement dans la vie réelle, et non la vie fictive, de l'auteur. Je l'ai recopiée intégrale­ment, selon l'ordre dans lequel le hasard me l'a donnée. [...] Pourtant quand j'ai fini de recopier, j'ai reconnu avec surprise mes propres idées, mes propres sentiments, ma propre expérience. »

Nous comprenons dès lors ce voyage initiatique du langage vers le silence, ce refus d'oublier, même au prix de l'affolement des mots. Car de l'oubli du passé, du Bien et du Mal tels que les ont forgés les générations mortes, surgissent le néant de l'Homme, l'avènement de la Bête. L'oubli interdit le pardon, l'amour. Pour pardonner, pour aimer de nouveau, malgré la guerre, malgré la mort, il faut se souvenir de l'inaccepta­ble, le transformer en une plaie guérissable de la condition humaine. Cette quête, c'est l'af­firmation têtue de ce que nous sommes : des humains, de ce que nous méritons : un avenir, un vrai, fait de nos actes, de nos désirs, de nos pensées, un avenir lisible qui, à travers notre existence, s'enracine au fond des âges, dans la boue des siècles d'où la vie est née, d'où l'intelligence, la beauté ont jailli.

Cette tristesse de la guerre, cette tristesse de l'amour, cette douleur sans perspective qui se referme sur elle-même, s'épanouit alors comme une fleur solitaire, inutile, comme toute littérature, comme toute beauté, sur un monde, dans un temps où des millions d'humains sont nés, ont lutté, ai­mé, souffert, et sont morts… pour rien.

Paradoxalement, cette angoisse d'avoir malgré tout survécu, cette douleur si étrangère à nos occidenta­les, pai­sibles et économiques consciences, en s'enfermant sur elle-même pour échapper à l'oubli, touche à l'universalité. Cette souffrance inutile, cette douleur pour rien, c'est la voix figée de l'impuis­sance des hommes en cette fin de millénaire, c'est la face réelle, dérisoire de ce que nous croyons être notre li­berté. Elle nous livre une des clefs de la littérature, cette al­chimie bizarre qui transfigure un délire de mots en art. L'œuvre d'art, c'est ce désir inassouvi qui se fige en une chose totalement fermée, déconnectée du temps, une fissure béante de l'Histoire, ce temps domestiqué des hommes. C'est le divorce irréductible d'un homme d'avec sa vie, d'avec son époque. C'est la négation radicale, idéelle de tout destin. C'est une invitation à la liberté.

 

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