Auto-explication

Auto-explication

Dương Thu Hương

Écrit en prison

Dương Thu Hương s'explique sur Roman sans titre

Traduction du vietnamien par Phan Huy Ðường

Original vietnamien : Tự bạch

Diễn Ðàn No 6, 3.92

Nous publions ci-après l'intégrale de Auto-explication, écrite en prison par l'écrivain Dương Thu Hương le 12.8.1991, après quatre mois d'internement. Quand elle l'a envoyée à Diễn Ðàn (fin janvier 1992), Dương Thu Hương nous a informés dans quelles conditions elle a écrit ce texte:

La publication de Roman sans titre aux Etats-Unis au début de l'été 1991 (Van Nghe, voir article de Dang Tien, Diễn Ðàn No 2) a provoqué un choc dans les milieux dirigeants de Hanoi. La police a donné à Dương Thu Hương une copie de la préface de Mme Thuy Khue dans l'édition américaine, Dương Thu Hương ne savait pas qu'il s'agissait d'une femme, aussi l'appelait-elle monsieur. Dương Thu Hương a écrit Auto-explication et demandé aux autorités de la publier. Elle leur a dit: "De toute façon, il est préférable pour vous que l'opinion connaisse clairement ma position plutôt que de la laisser dans le flou, car ainsi, les anti-communistes extrémistes auront l'occasion de l'entraîner dans le sens de leurs préjugés.". Néanmoins, pour des raisons qu'on devine facilement quand on a lu Auto-explication, les autorités vietnamiennes n'ont pas publié Auto-explication. Après sa libération (le 20.11.1991), à cause du procès contre Vo Van Ai qui a profité de l'arrestation de Dương Thu Hương pour inventer des mensonges et pour éditer illégalement l'oeuvre Roman sans titre, l'écrivain Dương Thu Hương a réclamé qu'on lui rende le document Auto-explication: "Si vous refusez de me le rendre, j'écrirai un nouveau". La police, finalement a restitué le document de 16 pages manuscrites à l'auteur qui nous l'a envoyé.

Diễn Ðàn rend public Auto-explication, tout d'abord pour sa valeur de témoignage. A travers ces pages rédigées en prison, le lecteur appréhendera clairement le courage et la fierté d'une femme qui avait offert sa jeunesse à l'indépendance et la réunification du pays, et qui aujourd'hui, avec superbe, lutte pour la démocratie, la liberté. Auto-explication aidera aussi le lecteur à mieux connaître les sentiments et les espoirs de l'auteur quand elle écrivait Roman sans titre.

Comme dans Auto-explication Dương Thu Hương a entamé avec franchise le dialogue avec Thuy Khue, nous avons invité Thuy Khue à prendre la parole. La distance est encore grande, non seulement à cause des 10.000 km qui séparent Hanoi de Paris ou à cause des barreaux de la prison. Mais aussi à cause des incompréhensions réciproques -qui finiront bien par être levées. A cause aussi des différences d'idée: rien n'est plus naturel et ne prouve mieux la nécessité du dialogue. D'abord entre ceux qui, comme le dit Dương Thu Hương, "acceptent de marcher entre deux feux".

Ce qui est aussi la raison d'être de cette revue.

 

Avertissement du traducteur

J'ai traduit ce texte en respectant le plus fidèlement possible les termes de la langue vietnamienne. Il convient donc de lever tout de suite un malentendu. Le lecteur occidental sera à raison choqué par l'usage de mots tels que "sang", "race"... qui lui rappellent d'atroces souvenirs nés de l'histoire contemporaine de l'Occident. Il ne devrait pas oublier que le Vietnam sort du Moyen-Age, que la langue vietnamienne contemporaine a été, pour l'essentiel, forgée dans les années 1930-1945, que certains termes continuent d'avoir le sens qu'ils avaient autrefois. Aussi les mots "sang", "race"... doivent être compris dans le sens qu'ils avaient en France, par exemple, dans le théâtre de Corneille. Mme Dương Thu Hương est une patriote ardente, elle n'est en rien une raciste ou une chauviniste. Sa vie, son action, son oeuvre l'expriment sans ambiguïté.

 

Auto-explication

Pendant l'automne de l'année du Cheval, j'ai écrit Roman sans titre ou Arc de triomphe. J'ai envoyé le manuscrit aux maisons d'éditions de Hanoi. Il fut refusé. C'est moi, de mes propres mains, qui l'ai envoyé en France. J'ai choisi de braver les lois de la République socialiste du Vietnam. Le cercle de ce genre de lois est trop étroit pour moi. Je ne peux m'en accommoder. J'étais prête à payer le prix de la liberté que je me donne. Roman sans titre a été expédié pour deux raisons:

- La première est qu'il constitue un cadeau pour mes parents adoptifs.

- La seconde est que j'ai sciemment écrit ce livre pour tous les Vietnamiens. Si je devais être interdite de publication dans le pays, alors je le publierais pour les Vietnamiens vivant à l'étranger. Plutôt peu que pas du tout de lecteur.

Néanmoins, je n'ai pas abandonné les rangs communistes pour courir vers les rangs anti-communistes. Parce que, à la différence d'autres nations dans le monde, dans la situation particulière du Vietnam, les communistes et les anti-communistes ne sont pas seulement opposés dans un débat idéologique contradictoire mais ils ont été jetés dans une situation de haine à travers une guerre longue, douloureuse, impitoyable:

- Une guerre fratricide. Je sais clairement que ces deux types de personnes (dans les sphères dirigeantes) étaient tous incapables d'apporter un avenir heureux au pays. Pour ces raisons, j'ai choisi la France, pays où la communauté vietnamienne souffre de moins de préjugés, possède une plus grande largesse d'esprit, une plus grande liberté, et je choisis aussi pour éditer ce livre une maison d'édition essentiellement culturelle, apolitique.

Malgré cela, il faut reconnaître que lorsque le livre fut publié (totalement en dehors de ma volonté - aux Etats-Unis, de manière hâtive, sans que mes amis aient pu le corriger et le mettre en forme, (car étant en prison je ne pouvais plus contacter ma famille en France), il a été utilisé à fond par les anti-communistes extrémistes contre leur ennemi, le pouvoir de Hanoi. C'était pour eux une occasion d'exprimer une haine non encore assouvie, la rancoeur de ceux qui ont été vaincus, qui n'ont pas encore trouvé un exutoire, et cette campagne a causé des dégâts à l'Etat de la République socialiste du Vietnam.

Je suis un être libre. Je ne suis fidèle qu'à mes propres idées. Je méprise la terreur qu'on m'impose d'un côté comme je m'oppose aux abus et aux mensonges à mon égard, de l'autre côté. Pour cette raison, et pour éviter que cela ne se reproduise, je demande que Roman sans titre ne soit plus réédité ni traduit en quelque langue que ce soit sans mon accord.

Je passe maintenant à l'essentiel de cette Auto-explication. Je voudrais dire aux lecteurs de tous les horizons quel fut mon point de vue quand j'ai pris la plume. Serait-il vrai que Roman sans titre est "le repentir d'un Viet Cong", "d'une sale Viet Cong", "d'un individu qui fut membre du Parti Communiste" ou non?

Oui, peut-être, si l'Histoire m'avait mise dans quelque poste important d'où, à cause de ma cécité, ou parce que des ambitions grossières auraient étouffé ma conscience morale, j'aurais causé des torts sérieux à mes compatriotes. S'il en était ainsi, je serais prête à me repentir car, à mon sens, le repentir est un sentiment naturel et profondément humain, nécessaire à tous ceux qui portent le nom d'Humain.

Malheureusement, je ne suis qu'une femme ordinaire, une citoyenne de seconde zone, qui a enduré tous les affres de la faim, de la soif, des maladies, des balles et des bombes pour participer à la résistance "contre les Américains pour sauver la patrie" conformément à la tradition des Vietnamiens.

Si on jetait un regard sur la guerre qui avait eu lieu, peut-être que ceux qui ont tressé des bouquets de lumières, aligné des trompettes de cuivre dans les ports et les aérodromes pour accueillir les armées américaines, australiennes, sud-coréennes dans ce pays, ceux-là avaient plus besoin que moi de connaître le mot repentir. Les plus obéissants, les plus fidèles à "la mère patrie américaine", où qu'ils se trouvent, devraient savoir qu'actuellement, alors que les armées "étrangères" se sont depuis longtemps retirées, leurs traces demeurent dans la vie du peuple vietnamien. Ce sont les cancers du sang, la stérilité, les malformations congénitales dues à l'intoxication par l'agent orange. C'est la syphilis, ce sont les microbes vénériens importés de Corée résistants à de nombreux antibiotiques qui torturent les méninges des médecins vietnamiens.

Ce sont eux qui devraient se repentir, plus encore que les commandos qui ont commis le massacre des jeunes combattantes volontaires du Nord, que j'ai eu l'occasion de voir. Car souvent, les assassins aux mains pétries de sang, ne sont que le produit de plans entérinés sur des bureaux luisants, par des hommes aux mains propres, à la chemise immaculée...

Quel sentiment donc, m'a poussé à écrire Roman sans titre?

Le mot exact, c'est la douleur. La douleur m'a conduite à travers ces centaines de pages. La douleur m'a aidée à balayer les préjugés, les haines. C'est pourquoi, bien que le commando de la République du Sud Vietnam ne s'est pas contenté de violer, de couper seins et sexes des jeunes filles du Nord, mais a encore enfoncé des pieux dans leurs bouches et leurs vagins, en écrivant, j'ai supprimé ces détails. Je craignais que des gens d'autres pays, quand ils le liraient (s'ils en avaient l'occasion) ne s'écrient: "Comment se peut-il qu'il existe un peuple aussi barbare, aussi cruel?..." Ils ne feront pas la différence entre un anti-communiste ou un communiste vietnamien. Ils ne pourront y voir qu'un seul et même peuple. Et la honte courbera le front de tous ceux qui en font partie.

En citant ce seul détail, je veux prouver qu'en écrivant ce livre j'ai cessé d'appartenir à un parti ou un groupe politique quel qu'il soit. Je suis une Vietnamienne, rien d'autre. Je crie la douleur, je dis le repentir commun à tout un peuple, à toute une communauté humaine.

Les gens, d'ordinaire, ne sont pas majeurs dès l'âge de trois ans. L'être humain est malaxé, sculpté par les coutumes, les systèmes de pensées de son temps, par les principes moraux de la tradition. C'est seulement à certains moments, dans certaines circonstances qu'un individu arrive à s'arracher à la pression psychologique des foules pour affirmer sa pensée propre.

Il y a un demi-siècle, André Gide, Arthur Koestler et de nombreux intellectuels sont venus au communisme à cause de ses valeurs idéales, puis l'ont abandonné à cause de ses réalités barbares. Que moi-même et beaucoup d'autres aient marché dans leurs traces n'a rien d'extraordinaire. Dans un temps plus lent, dans un espace plus lointain. Dans un pays isolé, privé d'information, arriéré. Il conviendrait d'ajouter que dans ce pays enclavé, loin des grands centres de civilisation de l'humanité, 90% de la population est constituée de paysans analphabètes. Et le communisme est une espèce de nouvelle religion parée d'une logique aux allures scientifiques, sommaire, formelle, partiale. Le genre de logique adapté à la psychologie, aux complexes immémoriaux des esclaves. Où trouveraient-ils la force de résister à ce genre de théorie? Leur âme simple et humiliée n'ont jamais connu la moindre consolation. Dans leur esprit il n'y a pas la moindre petite dose de connaissance qui leur suggérerait la prudence ou le doute.

André Gide, Arthur Koestler et les autres vénérables aînés ont dit avec raison: la séduction du communisme réside dans le fait qu'il ne donne rien mais exige beaucoup de l'homme. Dans la réalité, pour cette raison, le communisme a attiré un grand nombre d'idéalistes, de ceux qui refusent la jouissance et le confort, prêts à se sacrifier pour lutter pour "un lendemain lumineux et gai pour leur peuple et pour l'humanité". Les anti-communistes, peut-être à cause de leurs préjugés, ne veulent voir que les communistes qui ont en main les rênes du pouvoir. Et c'est vrai, ces détenteurs du pouvoir, du fait d'un système dictatorial que nul ne peut contrôler, du fait d'une organisation étatique sans contrepoids, exercent une corruption, une oppression sans limite. Mais la grande majorité des membres de base du Parti Communiste sont des gens persévérants, patients face aux sacrifices et à la souffrance. Toute leur vie, ils n'auront joui d'aucun confort matériel et n'ont rien connu d'autre qu'une existence de labeur et de misère.

Du temps de la guerre, l'armée de la République du Vietnam a inventé l'image selon laquelle "trois Viet cong accrochés à une tige de papayer n'arrivent pas à la faire courber". Cette image reflète la vérité pour l'essentiel. Les soldats du Nord bénéficiaient d'un traitement qui ne valait pas le tiers de celui des soldats du Sud. Les officiers du Nord n'osaient jamais rêver de Clubs (Câu lac bô) comme ceux réservés aux officiers du Sud. Sans doute leur idéalisme a mobilisé à fond l'esprit d'abnégation et créé un des éléments de la victoire.

Quand j'avais dix-huit ans, notre génération est montée au front combattre les Américains, selon la tradition des Vietnamiens. Parler du peuple vietnamien, c'est parler d'une lutte sans fin contre l'agression étrangère. Je n'éprouverais jamais le moindre regret, je sacrifierais avec joie jusqu'à la dernière goutte de mon sang, si dans la mire de mon fusil je n'avais vu que des envahisseurs étrangers. Mais la réalité s'est révélée autre. Les premiers prisonniers de guerre que j'ai vus avaient les cheveux noirs, la peau jaune, ils étaient de ma race, de mon sang. Bien qu'ils eussent lié leur sort avec les Américains, de l'autre côté de la ligne de front, bien que je me rappelais clairement qu'ils avaient tué nombre de mes compagnons avec les armes américaines, du plus profond de mon coeur je savais qu'ils étaient mes compatriotes, que la plupart d'entre eux n'étaient que les esclaves d'un destin atroce. Ce sont ces sentiments, ces idées, spontanés, que j'ai continué à nourrir qui, par la suite, m'ont amenée à mes pensées d'aujourd'hui.

Le temps passant, la marque de la guerre, loin de s'estomper en moi, me brûlait davantage. J'ai visité maints camps pour les blessés. J'ai rencontré des handicapés dans les villages les plus reculés, dans les ruelles perdues des villes. J'ai traversé les Hauts Plateaux du Centre et la Cordillère Truong Son, là où les forêts ne se sont pas encore régénérées à cause des produits toxiques. J'ai vu bien des gens morts des cancers du sang sous l'effet de l'agent orange, dont mon aîné, l'écrivain Nguyên Minh Châu, mort de leucémie pour avoir été intoxiqué dans la province de Quang Tri. J'ai vu de mes propres yeux les monstres qu'on mettait au monde dans les deux zones du pays...

Le dirigeant sud-vietnamien qui a donné son accord aux Américains pour qu'ils déversent leurs produits toxiques sur les forêts du pays, voit-il aujourd'hui les cadavres rongés par la leucémie, les enfants monstres de leurs compatriotes? Est-il un tribunal qui siège dans leur conscience?... Je sais que de toutes les connaissances, la plus difficile à acquérir est la connaissance de soi. De toutes les justices, la plus grande est la justice vis-à-vis de soi-même. C'est néanmoins un but dans la marche vers une humanité digne de ce nom.

N'étant qu'une femme fragile et sans pouvoir, je ne peux faire beaucoup pour la Patrie, bien que cette situation tragique ne cesse de hanter mon esprit. Ce que je peux, c'est souffrir jusqu'au bout le destin douloureux de mon peuple. Un pays sous-développé, un peuple arriéré sont une terre de prédilection pour l'invasion des mirages idéalistes. Un niveau culturel bas s'accompagne souvent d'une âme naïve, d'une pensée infantile. Le complexe d'infériorité est le compagnon de l'orgueil et des rêves de grandeur. La fierté vis-à-vis d'une belle capacité de notre tradition, si on ne sait pas la canaliser, peut devenir un obstacle dans la voie de notre intégration dans la culture humaine commune. Les forces de l'inertie, les formes de pensées forgées par des milliers d'années de guerre ininterrompue peuvent fort bien anéantir la clarté d'esprit, la sensibilité, la finesse, la vivacité, toutes ces qualités particulièrement nécessaires à l'être humain lorsqu'il est contraint de faire un choix au carrefour de l'Histoire, dans une époque pleine de surprises et d'orages. En ces moments, personne ne peut prévoir vers quel rivage l'Histoire rejettera un peuple. Alors, plus un peuple est capable de spiritualité, plus sa vie en est imprégnée, plus horrible sera son auto-destruction si l'on réussit à l'entraîner vers des fins erronées.

Pendant que les autorités du Nord copiaient le modèle chinois en lançant la criminelle et barbare Réforme agraire, M. Ngô Dinh Diêm procédait à la chasse aux anciens résistants, triait, classait les familles révolutionnaires pour les soumettre à sa vengeance. Le pouvoir Nord-vietnamien n'a pas encore lancé son mot d'ordre "Ouvrir la Cordillère pour aller sauver le pays" que déjà le pouvoir Sud-vietnamien appelait "Marchons vers le Nord! Comblons le fleuve Bên Hai"...

Je ne voudrais pas allonger la liste des faits du passé. Ce sont les pages les plus noires de notre histoire. Il y a eu le fleuve Gianh. Il y a eu les guerres entre les seigneurs Trinh et les seigneurs Nguyên. Mais jamais blessures ne sont plus graves que celles d'aujourd'hui.

Les Occidentaux ont raison de comparer le destin des Vietnamiens avec celui des Juifs. Des peuples malheureux, malchanceux, éparpillés. Les Juifs ont projeté leur espérance dans la religion et ont créé Jésus. Notre peuple n'a pas créé d'Histoire Sainte, mais il a su bâtir des victoires légendaires. Nous avons démontré que le peuple vietnamien savait mourir pour défendre sa souveraineté et sa survie. Aujourd'hui, les Juifs ont dépassé leur dur destin et mis le pied dans leur paradis. Nous Vietnamiens, quand pourrons-nous aborder les rives de notre propre bonheur?...

Pour y répondre, tout d'abord, je précise que je ne renie en rien mes ancêtres. Les victoires éclatantes contre les invasions étrangères tout au long de notre histoire restent et resteront à jamais incrustées dans mon coeur, dans mon esprit, dans ma chair. Elles me donnent force et fierté. Car, savoir mourir, oser mourir, est aussi une possibilité humaine. Car il n'est pas donné à n'importe quel peuple la capacité de provoquer chez un ennemi puissant le "syndrome vietnamien". Néanmoins, je souhaite que notre peuple sache non seulement mourir mais aussi vivre. Le moment est venu où nous devons retourner le sens dans lequel nous concentrons nos capacités spirituelles et choisir une autre direction. Le moment est venu où nous devons avoir l'intelligence et le courage de disséquer le passé pour décider du cours de l'avenir.

Personne ne peut déterrer les tombes pour ré-habiller, maquiller les morts. Mais on peut toujours fouiller l'expérience vécue pour en vérifier les tenants et les aboutissants, pour tirer les leçons bonnes et mauvaises. Dans un pays où l'on a l'habitude de respecter le passé, de le canoniser, agir comme je le fais est certes dangereux. J'accepte d'affronter ce danger car j'ai à coeur l'avenir du pays. Car je comprends qu'un peuple qui se complaît dans son passé n'a pas d'avenir.

Nous ne pouvons rester là à pleurer, à regretter de n'avoir pas eu, il y a 120 ans, un Meiji au lieu d'un Tu Duc. Il ne sert à rien non plus de regretter qu'il y a moins d'un demi-siècle, les dirigeants patriotes n'ont pas su vaincre les interventions des puissances étrangères pour réaliser les élections générales qui devaient réunifier pacifiquement le pays et éviter ainsi une guerre fratricide.

L'Histoire est pleine de hasards heureux et malheureux, d'absurdités, d'indéterminations. Dans sa tourmente, le destin des pays sous-développés, des petites nations, est de payer.

Nous ne pouvons demander ce que nous n'avons pas. Car ce n'est pas n'importe quand, n'importe où, que l'humanité donne naissance à des dirigeants de génie comme l'empereur Meiji, Pierre le Grand, Roosevelt ou Gorbatchev. Notre peuple a laissé se perdre des occasions, des chances, il a raté plusieurs trains. Maintenant, il n'y a qu'une voie qui nous reste: que chaque Vietnamien prenne totalement conscience des malheurs de notre peuple et contribue à son avenir avec sa bonne volonté, son esprit d'équité et de justice.

Je reviens maintenant à Roman sans Titre. J'ai écrit ce livre en disant adieu au passé. Je suis une Vietnamienne, c'est tout, et les intérêts du peuple sont mes intérêts supérieurs. Dans l'intérêt de notre peuple, j'ai fouillé cette guerre, je l'ai révélée au grand jour, pour que chacun puisse voir son atrocité et ses haines, pour que les vainqueurs ne puissent plus continuer à se réjouir, pour que les vaincus cessent de haïr. Car, vainqueurs ou vaincus, ils sont tous des enfants de la même patrie, des victimes dans le jeu cruel du destin.

J'ai lu attentivement la préface de M. Thuy Khuê. Je le remercie de ses louanges excessives. Néanmoins, Puisque vous savez, monsieur, que j'ai la parole franche et directe, je vous prie de l'écouter.

"L'écrivain a le devoir de dire la vérité. Il n'a pas le devoir de complaire à qui que ce soit".

Effectivement. Et ce n'est pas seulement en littérature que je me comporte ainsi, dans la vie aussi, je n'ai pas l'habitude d'être complaisante. Je ne me soumets qu'à une seule force, celle de la liberté et de la justice.

Quand vous écrivez: "Roman sans Titre vise au coeur la légende "combattre les Américains pour sauver le pays", met à nus l'envers de tous les "grands idéaux", exhibe la face cachée de tous les arcs de triomphe, déchire le masque de tous les beaux mots transformés en slogans vides: Patrie - Peuple - Juste cause - Liberté - Nation - dân tôc (autre terme pour peuple)... dont on a trop abusés, qu'on a suffisamment souillés..." j'ai compris que, soit par préjugé, soit par erreur, soit parce que vous n'êtes pas au courant des réalités, vous avez écrit une phrase aux insinuations vagues. Monsieur, le pouvoir Nord-vietnamien n'utilise jamais les termes: Nation - Liberté - Dân tôc dans les slogans qui donnent sa ligne politique dans la guerre. L'abus des beaux concepts a eu lieu dans les deux camps. Si au Nord on disait "Pour la Patrie socialiste", au Sud c'est "Pour l'idéal nationaliste". "Débouter les Américains, abattre les fantoches" pour le Nord et "Défendre la liberté - Pour la juste cause, arrêter la vague rouge" pour le Sud. Néanmoins, vous ne nierez sans doute pas ce fait: sur la terre vietnamienne que deux idéologies contraires ont choisi pour champ de bataille, il n'y avait jamais eu l'ombre d'un soldat russe, alors que fourmillent les soldats américains et leurs alliés. Cette vérité, n'importe quel paysan illettré la voit. C'est justement cela la supériorité de l'armée Nord-vietnamienne. Quant aux Américains qui ont l'habitude de changer les gouvernements comme ils changent de chemises, qui manient l'art des coups d'Etat comme l'art des faire des omelettes, qui ont réussi à introniser le gouvernement Nguyên Khanh en abattant et en assassinant Ngô Dinh Diêm, trop têtu par nationalisme, finalement, ils ont dû retirer leurs troupes du Sud et inscrire dans leur dictionnaire les deux mots Viêt Nam comme l'expression de l'amertume et du découragement.

Monsieur Thuy Khuê, la vérité, qu'on l'aime ou la déteste, nul n'a le droit de la renier. Néanmoins, permettez-moi de le redire, vainqueur ou vaincues, les deux armées sont filles de la même nation. Et sur le plan de la réalité, les vainqueurs sont-ils plus heureux que les vaincus? Tout compte fait, ils ont plus souffert, ils ont mené une vie bien plus pénible. Pour aboutir à cet arc de triomphe, ils ont dû extorquer d'eux-mêmes jusqu'à leurs dernières forces vitales, renoncer à toute joie de vivre.

Parce qu'il y avait au Nord des troupes artistiques pour la propagande qui présentaient la guerre comme une fête, parce qu'il y avait au Sud toute une armée de la guerre psychologique qui encourageait avec des voix de rossignol les "héros nationalistes" à monter au front, aujourd'hui, je me dois d'écrire Roman sans Titre. Je veux dire à mes compatriotes que la guerre n'est pas le rêve doré que nous vantent les chanteurs, ni la fête que nous racontent les orchestres de cuivre. La guerre a son vrai visage que peu de gens connaissent à fond. Et dans n'importe quelle guerre, la mort, la douleur, l'anéantissement de la dignité humaine sont toujours également répartis entre les belligérants.

Encore un mot, il est une de vos louanges que je ne saurais accepter:

"Dương Thu Hương est un phénomène rare, une perle au milieu de la boue qui pollue notre pays".

Une telle louange comblerait quelqu'un d'autre que moi. Car, étant humain, qui n'aime pas les flatteries? Malheureusement, ce n'est pas mon cas. Je suis de celles que les deux vers suivant de Xuân Diêu expriment fidèlement:

  Ma chair est dans la chair du peuple

  Avec lui je transpire, avec lui je bouillonne de larmes

Je ne suis en rien une perle dans une masse de boue. C'est ce peuple qui est une perle enfouie sous la boue du malheur. Une nation connaît des hauts et des bas. Par moment règnent des gens valeureux comme les rois Ly et Trân. Par moment, sur le trône se prélassent des tyrans dévergondés comme Lê Ngoa Triêu et Lê Chiêu Thông. On ne peut se référer à Lê Chiêu Thông pour accuser le peuple vietnamien de peuple de traîtres. De même, on ne peut, en se référant à un certain nombre de communistes corrompus, tyranniques et ignorants qui tiennent le pouvoir, pour en déduire que les Vietnamiens d'ici ne sont qu'un tas de boue. De cette boue se sont élevés des gens comme Tôn Thât Tùng, Dang Thai Son, Lê Ba Khanh Trinh... Et tout le monde peut comprendre que pour un Dang Thai Son qui émerge, il y en a mille qui se perdent dans les chaînes de la misère et de la faim.

Je sais que notre peuple est un Hercule ligoté. La guerre, un régime arriéré, le féodalisme camouflé, entretenu... Toutes ces chaînes n'ont cessé de torturer l'homme, de lui ôter la possibilité de vivre dans la dignité. Mais nul n'a le droit, à cause de cette triste réalité, d'injurier ses compatriotes. Dès les premiers jours de mon arrestation, j'ai déclaré aux autorités: "Je suis un écrivain du peuple misérable. Je lutte pour lui. Pour ceux qui, écrasés de misère, n'auront peut-être jamais l'occasion de tenir un livre entre leurs mains, de connaître mon nom". Je n'ai pas changé. Car je comprends mon peuple. Ces petites gens qui, aujourd'hui, courbent le front sur la boue des rizières, qui partent sans chaussures ni chaussettes à l'étranger comme main-d'oeuvre, sous le regard méprisant et dégoûté des autres, ce sont eux qui, dans d'autres conditions, auront la capacité de rattraper la civilisation et seront à la hauteur de n'importe quel autre peuple sur cette terre.

A Hanoi, quand j'apprends qu'un jeune Américain d'origine vietnamienne a gagné un concourt de "beauté du corps" je suis remplie de joie. Je ne sais si vous éprouvez le même sentiment quand vous apprenez que Dang Thai Son a gagné le concours Chopin? Ou détournez-vous les yeux parce que cet artiste est né d'une masse de boue polluée?... Je regrette, mais en vérité, une pareille vision vis-à-vis de nos compatriotes ne peut que contribuer à creuser la haine née du passé et n'apportera aucun bien pour l'avenir.

Je dois aussi ajouter que l'attitude des anti-communistes extrémistes ressemble étrangement à celle des communistes conservateurs d'ici!... (Evidemment, dans le sens inverse). On dirait deux copies, deux gouttes d'eau. Rien que des hommes qui s'accrochent fiévreusement à leurs préjugés, à leurs vieux complexes, qui n'ont aucune générosité, aucun amour vis-à-vis de leurs compatriotes, de leurs semblables. Tous refusent d'aller jusqu'au bout de la VERITE. Tous refusent le mot PARDONNER.

Ne seriez-vous pas capables, messieurs, d'imaginer un autre moment qui vit naître deux enfants. L'un à Hanoi, l'autre à Saigon. Dix-huit ans après, un jeune homme au Nord s'en va aux appels "Combattre les Américains pour sauver le pays" , "Pour la Patrie socialiste". Un autre au Sud se laisse entraîner par "L'idéal nationaliste" dans la "Campagne pour arrêter la marée rouge", dans la ferveur des poèmes du genre "Face à la vague rouge, sous les nuages figés, se dresse la citadelle". Et ils partent, déterminés à servir La République Nationaliste ou La Patrie Socialiste. Et ils tuent. Et ils tombent, brisés, pour mourir dans un trou perdu de la jungle, pourrissant ensemble dans la boue des champs de bataille. Même si le jeune Sudiste était mieux nourri, mieux habillé parce qu'il s'appuyait sur une "mère patrie" plus riche, plus puissante, leur putréfaction exhale la même odeur atroce.

Quel fut leur crime dans le jeu cruel du destin? Qui voudrait ranimer la haine pour qu'ils continuent à s'entre-tuer dans l'au-delà?

Pour moi, ils sont tous deux mes enfants. Quand leur sang coule, c'est le mien qui s'en va. Et dans mon âme, j'allume deux bâtonnets d'encens identiques pour penser à eux.

Le malheur sera sans fin, la douleur se transmettra de génération en génération si les enfants de Hùng Vuong n'arrivent pas à franchir l'horizon du passé.

Il y aura un troisième fleuve Gianh si les Vietnamiens continuent d'entretenir la haine et de la soif du massacre.

Notre pays sera à jamais un immense cimetière où s'entassent couche par dessus couche les ossements si chaque Vietnamien ne voit pas clairement qu'une guerre civile, pour quelle raison que ce soit, est un acide qui ronge, liquéfie, et les forces vitales de la nation, et son âme.

Avant moi, à propos des guerres entre les Trinh et Les Nguyên, quelqu'un avait écrit le chant L'âme du fleuve Gianh. Aujourd'hui, pour refuser la dernière guerre, j'écris Roman sans Titre. Je refuse une guerre dans laquelle deux moitiés du Vietnam, l'une nourrie de riz russe et armée de fusils russes avec le soutien des pays sous idéologie marxiste, et l'autre nourrie de riz américain et armée de fusils américains avec le soutien des alliés, s'affrontent à mort. Le pays de nos ancêtres transformé en champ clos. Des hommes du même sang, de la même race transformés en ennemis.

Aujourd'hui, en plein Kremlin, Russes et Américains se retrouvent pour signer un traité de démantèlement des armes stratégiques. Au même moment, nous, Vietnamiens, continuons à attiser la haine, à poursuivre jusqu'au bout la lutte, à vouloir avoir le dernier mot?... S'il devait en être ainsi, ce serait le tour le plus cruel du Sort.

Je fus parmi les premiers à pénétrer dans Saigon après le 30.4.1975, mais alors qu'autour de moi tout le monde se congratulait, j'ai perdu ma joie. Des pressentiments vagues, soucieux, tristes m'ont assaillie. Pour moi, les honneurs ne sont que des illusions, seul le bonheur est vrai. Ce n'est pas sans raison que Bertold Bretch a écrit: "Malheur au peuple qui enfante trop de héros".

Avec le temps mes pressentiments vagues sont devenus réalité. Notre peuple, un peuple plein de courage et de naïveté, qui a souffert mille morts, je croyais, qu'après avoir édifié un glorieux exploit pour l'humanité, il aura tout ce qu'il souhaite après la victoire. Aujourd'hui, ce peuple ramasse le riz grain par grain dans la boue, édifie sa vie à partir d'un revenu moyen de misère, avec une masse colossale de handicapés provenant des deux armées, avec d'innombrables veuves et orphelins. Ce peuple qui, hier encore, se soûlait des vivats en l'honneur de sa victoire, des cadeaux de toute sorte d'amitié et de solidarité, aujourd'hui, est pourchassé, humilié, maltraité en Tchécoslovaquie, en Allemagne, en Pologne, en Bulgarie, en Russie... Ces compatriotes, même s'ils vivent actuellement aux Etats-Unis, en France ou dans les pays les plus développés, où ils jouissent des meilleures conditions de vie matérielle et spirituelle, continuent de souffrir de la douleur de l'exil. Personne ne peut se libérer de ses origines. Ce reniement, s'il peut être réel sur un passeport, ne serait que mensonge dans la voix du sang et de la race. S'il devait s'imposer à la conscience, alors un sentiment inverse s'infiltrera dans le subconscient pour, le moment venu, ronger le coeur.

Pour ce peuple déchiré et douloureux, j'accepte pour moi les défaites et les pertes. Que ce soit la répression de l'Etat, ou la fureur et la trahison des communistes conservateurs, ou que ce soit les abus, les détournements, les injures des anti-communistes extrémistes. Née dans le malheur, j'accepte encore une fois le malheur, et si je dois payer de ma vie, ce sera sans regret. Car la souffrance d'un individu, quelle qu'elle soit, ne saurait se comparer à cette de 70 millions d'êtres humains. Mon malheur, pour atroce qu'il soit, ne peut se comparer à celui de tout un peuple.

Mais je crois que tout Vietnamien à la conscience généreuse et forte, tout Vietnamien respectueux de la Justice, tout Vietnamien osant dépasser les préjugés du passé, et soucieux de l'intérêt commun de la nation, me comprendra.

Pour un Vietnam à venir, un Vietnam sans exclusion, sans déchirement, sans haine, un Vietnam démocratique et prospère, aujourd'hui, j'accepte de marcher entre deux feux.

Pour un peuple à venir, un peuple qui non seulement sait mourir mais qui sait aussi vivre, qui non seulement sait cultiver l'art de mourir mais aussi créer et affiner l'art de vivre, un peuple malheureux -qui, ayant connu l'abîme des pertes et du désespoir, finira par se comprendre, par mûrir- qui saura émerger de la misère, de la souffrance et de la haine pour atteindre les rives du bonheur. Pour un tel peuple Vietnamien à venir, aujourd'hui, j'accepte d'être lapidée par les deux côtés.

Premiers jours de l'automne de l'année de la Chèvre

12.8.1991

Dương Thu Hương