MinhNgoc

En dehors de la vérité

Pièce en un acte

Nguyễn thị Minh Ngọc

traduit du vietnamien par Phan Huy Ðường

 

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Pièce traduite à l'initiative du

Centre International de la Traduction Théâtrale

Maison Antoine Vitez

 

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Avec le concours du Centre Wallonie-Bruxelles

 

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Lecture publique le 17 Octobre 1997

au Centre Wallonie-Bruxelles

par Suzy Lorraine

sous la direction de Philippe Crubézy


 

 

Personnage unique

Mme Dam Tuy, soixante ans, à moitié paralysée. Elle est célèbre comme comédienne et dramaturge. Elle ne s'est jamais mariée.

Lê Dinh

Il avait vingt-sept ans quand elle en avait vingt-cinq. Ils avaient étudié ensemble à l'université qui les a retenus tous les deux pour enseigner.

Trân Thanh Tô

Il avait trente-six ans quand elle en avait trente-trois. Elle était alors comédienne. Lui, il s'engageait dans ce qui deviendrait de nos jours l'immobilier.

Nguyên Hoàng Khanh

Elle avait alors quarante ans et lui trente-huit. Elle s'était peu ou prou affirmée avec quelques pièces de théâtre. Lui, il abandonnait une carrière de chanteur et s'apprêtait à entamer celle de metteur en scène.

Ly Khac Nhân

Le premier amour de Mme Dam Tuy, quand elle n'avait pas encore vingt ans. Quand ils se sont retrouvés, elle en avait cinquante-cinq et lui, soixante.

 

Pour Susie Lorraine, les noms avec les accents diacritiques :

Ðạm Túy

Lê Ðỉnh

Trần Thành Tộ

Nguyễn Hoàng Khánh

Lý Khắc Nhân


Les premières années du 21e siècle. L'appartement privé de Mme Dam Tuy. Le soir. Mme Dam Tuy est assise sur sa chaise roulante au bout d'une véranda, sous l'auvent qui donne sur un jardin fleuri. À côté d'elle, un téléviseur équipé d'un magnétoscope, une radio-cassette, un téléphone répondeur-enregistreur. Le soleil incliné illumine une moitié de son visage. Elle allume la radio. Le speaker annonce la météo, donne les informations atmosphériques pour la marine le long de la côte vietnamienne... Elle se branche sur une autre émission. Des nouvelles sur la guerre en Asie du Sud, sur une explosion nucléaire expérimentale en Afrique, sur une maladie découverte récemment en Europe du Nord. Elle éteint l'appareil. Silence. Quelque part autour du jardin, on entend le bruit sec et triste de pas.

A travers ses gesticulations, on comprend qu'elle est à moitié paralysée. Elle s'entraîne à mettre en mouvement le reste de son corps, sans succès. Elle s'immobilise, écoute la musique. Le chant Silence, soupir de Trinh Công Son.

Le téléphone sonne. Elle taquine de la main des fleurs séchées, attend la dixième sonnerie avant de prendre le combiné.

Une voix d'homme

Vous attendez toujours la dixième sonnerie avant de me répondre. Que faisiez-vous pendant les neuf sonneries précédentes ? Je sais que vous êtes immobilisée sur votre chaise et que le téléphone reste à portée de votre main.

Mme Tuy

J'attends ! Et je n'aime pas parler aux gens qui ne savent pas attendre. Mais dites donc, pourquoi n'entamez-vous pas la conversation avec un minimum de politesse, par exemple : « Pardon, est-ce bien à Mme Tuy que j'ai l'honneur de parler ? »

La voix de l'homme

Je n'ai pas besoin de le demander, je sais que c'est vous. Vous venez d'écouter la radio. Les nouvelles qu'elle donne en ce début de siècle ne différent guère de celles du siècle dernier. Cela vous ennuie. Alors vous écoutez la musique.

Mme Tuy (éteignant la musique)

Dites donc, jeune homme, savez-vous aussi ce que je vais faire après avoir écouté la musique ?

La voix de l'homme

Vous répondrez à mon interview.

Mme Tuy

Je ne l'ai pas encore acceptée.

La voix de l'homme

Vous allez le faire.

Mme Tuy

Et pourquoi ?

La voix de l'homme

Parce que je l'ai sollicitée neuf fois déjà. Vous avez l'habitude de ne pas refuser une requête à qui sait vous la soumettre dix fois.

Mme Tuy

Je ne me rappelle même plus ce que vous vouliez me demander.

La voix de l'homme

L'histoire de vos amours, les principales, celles qui méritent un souvenir.

Mme Tuy

Vous pouvez considérer l'interview comme achevée.

La voix de l'homme

Pourquoi ?

Mme Tuy

Je n'ai aucun grand amour. Même pas des amours ordinaires. De petites amours, encore moins !

La voix de l'homme

Mme Trân thi Dam Tuy, une comédienne et une dramaturge célèbre, n'aurait jamais connu un grand amour ? Allons donc ! Qui peut le croire ?

Mme Tuy

C'est pourtant la vérité, jeune homme !

La voix de l'homme

Je vais vous faciliter le travail. Vous avez reçu les cassettes vierges que je vous ai envoyées. Enregistrez votre histoire quand vous en avez envie. Dans dix jours, je viendrai recueillir votre récit.

Mme Tuy

Bon, attendez si cela vous chante. Je ne vous promets rien. Le cas échéant, je vous enverrai les cassettes par la poste. Pas la peine de venir chez moi.

La voix de l'homme

Merci. Je vous souhaite bonne santé. Aujourd'hui, c'est le premier jour, je commence mon attente.

Mme Tuy

Je vous souhaite patience.

 

(Mme Tuy rallume la radio pour écouter la musique. La nuit tombe. Elle prépare un café avec sa main valide. Après quelques gorgées, elle allume le magnétophone à cassette et commence à enregistrer.)

 

Mme Tuy

Comme c'est comique, demander à une femme de parler de ses amours, à soixante ans !

Les hommes de ma vie ? Ceux que j'ai aimés, ceux qui m'ont aimée ? Ceux que je voudrais oublier, ceux que je n'arrive pas à oublier ?

Soixante ans. Suis-je prête à partir d'un coeur léger ?

Bon, je vais raconter, jeune homme, pas pour vous, pour moi-même.

Voyons, par qui vais-je commencer ? Par le premier, M. Lê Dinh. De temps en temps, je vois encore son nom dans la presse et son visage à la télévision. Il a pas mal réussi. Il a engraissé, notamment du ventre. Il a beaucoup changé depuis notre première rencontre à l'École du Théâtre. En ce temps-là, il avait la mine ascétique d'un homme qui sort de la guerre pour affronter les longues privations des années d'après-guerre. Ensemble, nous avons vécu des jours magnifiques. Nous étions Roméo et Juliette, Desdemona et Othello, Thi No et Chi Phèo. Je me rappelle mieux ses répliques que les miennes :

« Telle est la raison, O mon âme... »

(Mme Tuy joue un monologue d'Othello, puis de Hamlet)

Je ne sais pas pourquoi je préférais les rôles masculins, surtout ceux des hommes de cette trempe, à l'âme noble et belle.

En ce temps-là, nous avions monté une troupe de choc pour l'École. Nous étions présents dans les régions les plus reculées, les plus arriérées. Notre public se composait essentiellement de bô dôi, de jeunes volontaires[1], d'ouvriers, de paysans, de prisonniers. Un temps, nous fûmes élus comme le plus beau couple de l'École.

Sans doute aveuglés par cette gloire, nous nous sommes aimés. Nous aimions-nous vraiment ou croyions-nous nous aimer seulement, je ne sais pas. Mais nous nous sommes promis le mariage à la fin de nos études. On a envoyé l'entremetteuse, on a célébré les fiançailles, on a confectionné la robe de mariage. C'était la première. La première aussi qui s'est échappée de mes mains.

A la fin de nos études, on nous a retenus quelque temps à l'École pour enseigner. Juste à ce moment, ma famille a réuni l'argent nécessaire pour se payer un départ dit "semi-légal[2]". Ma décision de rester au pays m'a valu de nombreuses louanges. Personne ne s'apercevait que ces éloges, comme mille couteaux, me tailladaient le coeur. Qui voudrait échanger père et mère, frères et soeurs, contre des louanges, pour se retrouver nu comme un arbre dépouillé de ses feuilles ?

Il restait à mes côtés, il me consolait. Souvent, il me disait : « Je ne pourrais jamais remplacer ta famille. Mais garde ton calme, ta sérénité. Nous sommes toujours entourés d'amis. »

Si cela n'était pas arrivé, j'aurais sûrement revêtu ma robe de mariée. Que serait devenue la famille illusoire que nous aurions bâtie ? Le directeur de l'École m'avait choisie pour suivre des études post-universitaires à l'étranger. Le dossier était prêt, mais la secrétaire de la cellule du Parti décida d'envoyer Lê Dinh à ma place. Cela ne me posait aucun problème. Malheureusement, pour lui, ce fut un tournant dans le cours de sa vie. Il était embarrassé. Il lui en coûtait de refuser. Mais en acceptant, il se sentirait fautif vis-à-vis de moi. Finalement, il céda la place à un autre. Cet événement lui fit néanmoins comprendre que j'étais un élément douteux aux yeux de certains dignitaires du régime. Ne mentez pas, M. Dinh, peu importent les prétextes sans queue ni tête que vous avez avancés pour renier vos engagements, c'était la raison pour laquelle vous avez brisé nos fiançailles.

J'avais souffert de cette séparation. Chaque fois que j'y repensais, je ne ressentais pas beaucoup d'amour pour lui. J'étais plutôt froide, indifférente. Comme Kiêu écoutant les vagues hurler sa solitude dans le palais de Ngung Bich. Je n'avais plus personne autour de moi. Comme aujourd'hui. Mais aujourd'hui, je suis là, assise sur une confortable cagnotte, tandis qu'alors j'avais tout perdu, y compris la foi. Ma foi envers les hommes. Et la leur envers moi. Mon histoire, si simple au premier abord, était en fait des plus compliquées. Des collègues soulevèrent même la question de savoir si on devait employer un homme qui avait renié ses fiançailles à cause de l'idéologie jugée douteuse de sa future femme.

Ah ! Quinze ans se sont écoulés depuis. Que d'amour tout au long de ces quinze années[3] ! Le coup qu'il m'a porté m'a jetée hors de l'École, tête première, sur le pavé. Heureusement, ce fut aussi un levier qui m'a aidé à grandir. Aujourd'hui, repensant à ce vieil amour ténu, j'éprouve une dette envers cet homme, je lui dois un remerciement. Monsieur Dinh, sincèrement, je vous remercie de m'avoir jetée sur le pavé cette année-là. Mais attention, vous vous accrochez un peu trop à votre fauteuil. J'ai soixante ans, et vous, davantage. Prenez votre retraite, ne bouchez pas l'avenir des jeunes.

 

(Mme Tuy s'arrête un instant, allume une cigarette)

 

Voilà pour le premier.

Jeune homme, je vais peut-être tout raconter cette nuit. Mon passé n'a rien d'une braise qu'on puisse raviver. C'est une chute à l'envers. Il est pénible de nager à contre-courant, mais je suis Dam Tuy, quand j'ai commencé, je continue jusqu'au bout, et d'une seule traite. Pas la peine d'attendre demain, je continue.

Huit ans après cette débâcle, j'ai choisi un autre homme. Nous préparions notre mariage. Après mon expulsion de l'École, à l'occasion d'une modernisation de l'administration, j'avais trouvé un travail de comédienne. Apitoyés par mon sort, mes ancêtres m'avaient sans doute accordé leur protection. Aussi, j'avais un public assez nombreux. On voyait alors apparaître beaucoup de belles pièces, notamment celles de Hoàng Anh Thi. Cet auteur, que je n'avais jamais rencontré, semblait avoir conçu les rôles féminins de ses pièces pour moi. Non, il n'y a jamais eu d'histoire d'amour entre Thi et moi, comme beaucoup de gens se l'imaginent. Nous nous entendions assez bien, nous nous comprenions. Mais ce n'était qu'une belle amitié. J'aimais la famille de Thi. Lui et sa femme, soeur Mây, souhaitaient tous les deux mon bonheur.

En ce temps-là, les hommes étaient assez nombreux, qui me courtisaient. Tout le monde fut surpris de me voir choisir Trân Thành Tô. C'était le plus pauvre des hommes qui aspiraient à m'épouser. Sa famille était autrefois assez riche, mais elle fut ruinée par la réforme de la bourgeoisie[4]. Sa mère rassembla tout ce qui lui restait pour émigrer. Par hasard, Tô fut bloqué en cours de route. Je l'avais sans doute choisi parce que son sort s'apparentait au mien. Comme moi, il errait seul sur les chemins de la vie. Thi fut de ceux qui s'opposèrent avec le plus de véhémence à ce mariage. Tô ne lui semblait pas sincère, avec ses yeux fuyants qui n'osaient jamais vous regarder en face. Je pensais que Tô avait honte de sa pauvreté, comme moi, bien que j'eusse mis de côté un magot non négligeable grâce à l'argent que mes parents m'envoyaient de l'étranger et à celui que je touchais après les nuits de représentation devant un public comblé.

J'estimais très digne la décision de Tô de ne m'épouser qu'après avoir trouvé un logis convenable. J'avais alors plus de trente ans, mais je devais toujours partager une maison commune avec la troupe. Tô, quant à lui, vivait dans une pièce branlante, louée dans un quartier ouvrier où logeaient pêle-mêle des pauvres qui exerçaient toutes sortes de métiers, y compris les plus condamnables.

Je ne compris pas pourquoi aucun de mes amis ne soutenait nos projets. Tô n'avait pratiquement aucun défaut, même si ce n'était pas un homme parfait. Il n'avait aucun des quatre vices, l'alcool, les femmes, la drogue, les jeux. Mes amis lui reprochaient de n'avoir pas la fibre esthétique, ils voyaient mal comment il pourrait vivre toute sa vie avec une artiste comme moi. Je me disais : « A quoi bon, la fibre esthétique si, comme Dinh, face à une décision majeure dans l'existence, on agit sans la moindre esthétique. » Mes amis insistaient :

« Tuy, la passion t'aveugle. Nous, du dehors, nous voyons bien qu'il t'oblige à jouer le rôle du mari. C'est toujours toi qui paies, qui prends soin de lui, en tout. On ne le voit jamais faire le contraire. »

Je répondais : « Et alors ? En ce monde, est-il quelque chose qui ne soit pas commun à tous ? De plus, nous serons mari et femme. Il a besoin de faire des économies pour acheter une maison. Sa famille ne lui envoie pas de secours comme la mienne. » Je prenais sans transiger la défense de Tô. Comme Thuc Nha celle de Quan Trong, au temps des Royaumes Combattants[5]. Dans leur commerce commun, Quan Trong se réservait toujours la part du lion. On le lui reprocha auprès de Thuc Nha. Celui-ci justifia l'attitude de son ami en expliquant qu'il avait une mère pauvre à sa charge.

Nous avons fini par trouver un foyer. Je l'ai payé, car Tô a investi tout son argent dans l'achat d'un terrain dans une province limitrophe de Saigon afin d'assurer à nos futurs enfants un solide tremplin pour l'avenir. Je n'avais aucune envie de posséder des terres, mais j'ai cédé au désir de Tô. Après l'achat de la maison, endettée jusqu'au cou, j'ai encore dû emprunter pour aider Tô à acquérir le terrain. J'ai même emprunté de l'argent pour organiser les noces. En ce temps-là, tous ceux qui m'entouraient étaient bons pour moi. Les amis me prêtaient facilement leur argent. Ils avaient confiance en mes capacités de remboursement. Ils se méfiaient seulement de Tô qui ne déboursait jamais le moindre sou. Je leur ai parlé de ses projets immobiliers. Ils faisaient la moue, me mettaient en garde contre des terres fantômes.

Le jour du mariage approchait. Huit ans auparavant, je m'étais fait confectionner une tunique et un turban pour mes noces. Cette fois-ci, ce fut une robe de soirée blanche avec une longue traîne tenue par deux enfants. Un cadeau de mariage que mes parents m'ont envoyé des États-Unis. Le gâteau de noce était au bord de mes lèvres. La veille des cérémonies, il vola en éclats comme une bulle de savon, à la suite d'une visite des terres que Tô avait achetées. Plus tard, j'appris bien d'autres choses peu reluisantes sur Tô. Par exemple, il recevait régulièrement de l'argent de sa famille. Il le cachait dans une banque ou faisait des affaires en catimini. Il singeait la misère pour profiter sans gêne de mon argent. Toutes ces mesquineries n'avaient guère d'importance. J'étais prête à régler tous les frais de notre vie commune comme un chef de famille s'il n'y avait pas eu cette histoire de terrain. A l'occasion d'un stage dans la région, Tô avait appris qu'on pouvait acheter bon marché les terres que les prisonniers défrichaient et cultivaient. Tô les acheta aussitôt. Depuis, il récoltait les profits accumulés à la sueur du front des condamnés.

Cette fois, ce fut moi qui mis fin à nos engagements. Je ne versai pas une larme sur cet amour. Je n'en remerciai pas Tô, mais la vie. Elle m'avait appris à ne jamais profiter de la sueur des autres, quelles que fussent les circonstances. Encore moins lorsqu'il s'agissait de prisonniers.

J'oubliai rapidement Tô, je ne lui accordai plus la moindre attention. Si je l'avais épousé, je l'aurais de toute façon quitté. Un homme qui aime l'argent à ce point ! Deux fois, j'avais remisé ma robe de mariée. Je réagis par la négative. C'était un bonheur de vivre célibataire.

De loin, Thi me téléphona pour me féliciter de ce mariage raté. Dans la foulée, il m'annonça son divorce. Quelqu'un m'apprit qu'un disciple de Thi était amoureux de Mây, la poursuivait de ses assiduités et la pressait de partager sa vie. Une semaine plus tard, j'appris que Mây était morte après s'être mystérieusement trompée de médicaments. On suspecta Thi, on l'envoya en prison malgré ses protestations d'innocence. On distribua les enfants du couple entre les deux familles, à parts égales. Une famille heureuse se disloqua ainsi sous mes yeux.

Ces drames, le mien, celui de Thi, et d'innombrables désastres autour de moi, me firent voir la vie comme une illusion et m'incitèrent à écrire. Mes pièces étaient un peu difficiles, elles réclamaient un public avisé, elles charriaient l'amertume de vivre.

Bon, faisons une pause, jeune homme. Je dois dîner. Si le coeur vous en dit, vous pouvez écouter quelques chansons de Khanh, mon troisième mari avorté. Celui-là, vous le connaissez certainement fort bien. J'ai lu l'interview que vous avez réalisée avec lui. C'est un article réussi. Je vous garantis qu'il recevra pas mal de lettre d'amour de la part de vos lectrices grâce à cet article.

Quand je l'ai connu, Khanh n'était pas encore metteur en scène. J'étais pourtant certaine qu'il deviendrait un jour un artiste. Il avait une assez belle voix. Écoutez...

 

(Mme Tuy met la musique, puis prépare son dîner. Quelques tartines à la confiture de fraises. Elle ne termine pas son repas, n'écoute pas la musique jusqu'au bout. Il semble que l'enregistrement de son récit soit devenu sa plus haute priorité.)

 

C'était un artiste. Que peut-on bien dire d'un artiste, sinon pardonner ? Moi aussi, je suis une artiste. Moi aussi, j'ai tant besoin d'être pardonnée. Nous sommes constamment si imparfaits vis-à-vis de l'art que nous poursuivons. Et si infidèles vis-à-vis de nos proches.

J'avais la quarantaine. J'étais passablement dégoûtée par les robes de mariée que j'ai dû ranger. Comme quelqu'un qui a trop veillé et qui a perdu le sommeil, je me plongeais dans le travail, oubliant que je devais aussi avoir une vie privée. En ce temps-là, on méprisait les amoureux, on se passionnait pour les indifférents. J'étais toujours une femme célibataire très courtisée. J'ai dit non à tous. Sauf à Khanh. Car Khanh ne m'a jamais fait la moindre avance. Il m'a séduite en m'ignorant. Souvent, quand il me voyait épuisée, accablée par le travail, il m'emmenait en voyage, loin.

Jamais, il ne parlait de mes travaux. Il passait son temps à divaguer à propos de tout. Du ciel, de la terre, de l'oeuvre qu'il aspirait à créer. Je savais qu'il avait du talent, mais n'avait pas encore eu sa chance. Je me sentis le devoir de la lui procurer. Je vous prie de ne pas mentionner ce détail dans votre article. Il est très digne, très susceptible. Malgré tout, je ne veux pas le blesser.

Le mieux, c'est que vous passiez sous silence tout ce que je vais dire sur Khanh. Si nécessaire, ce seul fait suffira. La première fois, on m'avait rejetée. La seconde, ce fut moi qui avais pris l'initiative de la rupture. Cette fois-ci, d'un commun accord, nous pensions qu'il valait mieux que nous nous épargnions cette épreuve. L'annulation des invitations au mariage dans les somptueux salons de l'hôtel Caravelle fit grand bruit. Jamais deux sans trois, murmurait-on. La plupart des gens pensaient que c'était de ma faute. Ils me demandaient : « Mais qu'avez-vous à lui reprocher ? C'est un artiste presque parfait. Vous n'avez besoin ni d'argent, ni de gloire. Vous avez juste besoin d'amour, et tout le monde peut le voir, Khanh vous aime passionnément. »

C'était sans doute de ma faute. Mais comment vous l'expliquer ? Ce que je vais dire est sans doute faux pour beaucoup de couples d'artistes. Je ne fais que mentionner une expérience personnelle, ma relation avec Khanh. Un artiste devrait se contenter d'aimer un autre artiste, il ne devrait jamais vivre avec. Car le tempérament artistique de l'un blesse facilement celui de l'autre.

Après avoir joué le rôle du mari auprès de Tô, j'ai cru enfin pouvoir jouer celui de la femme. Mais ce n'était qu'un effort d'imagination que je faisais pour m'en convaincre. Car, comme vous pouvez le constater, dans la vie, je travaille autant qu'un homme. Je serais une simple comédienne, cela aurait suffi pour réduire en miette mon bonheur. Mais je suis par-dessus le marché un écrivain qui se doit d'être réaliste sur tel et tel sujet et critique sur tel autre.

De son côté, Khanh avait les mêmes exigences. En pire peut-être. Car Khanh est entré assez tard dans ce sombre destin. Aujourd'hui encore, je me demande si je n'ai pas été injuste à son égard. Mais de fait, souvent, j'avais l'impression que Khanh n'appréciait pas ma renommée, pas comme un mari possessif, mais comme le dit l'adage : « Quelle vedette de la chanson pourrait-elle aimer une autre vedette ? »

Nous ne devrions sans doute pas trop parler d'un absent. Mais, tout compte fait, aucun de ceux dont je viens de parler ne sont présents.

Ou bien faisons ainsi. Laissons tomber toutes ces histoires. Je vous raconterai seulement celle d'un homme. Un homme qui m'aimait vraiment. Je l'aimais aussi de tout mon coeur. Nous aurions certainement été heureux s'il nous avait été donné de vivre ensemble. Mais cette fois-ci, il faut le reconnaître, le destin nous a séparés.

On peut le dire, il fut mon premier amour. Le dernier aussi. J'étais adolescente. Je n'étais pas très belle comparée aux jeunes filles de mon âge. Mais me faire la cour était un véritable défi pour les garçons du lycée. Je n'étais pas seulement la première en classe, j'étais aussi à la tête de toutes les manifestations contre le pouvoir[6]. Même si la police m'arrêtait, elle me libérait aussitôt sous les pressions du fils du gouverneur de la province.

J’ai rencontré Nhân en prison. Il était alors un fameux spécialiste des jets de bombes incendiaires contre les camions américains. Je fus immédiatement séduite par son allure blasée, méprisante. Dans la prison, Nhân et ses amis m'avaient raconté maintes histoires passionnantes et appris de belles chansons.

Nous étions des militants, très jeunes, très romantiques. Emprisonné, Nhân refusa l’aide de mon ami, le fils du gouverneur de la province.

Libérés, nous eûmes peu d'occasion de nous revoir. C'était le temps où, dès la tombée de la nuit, on ramenait les cadavres des jeunes gens dans la ville. Dans la bruyante symphonie de la guerre, nous ne nous rencontrions qu'en de rares moments de silence.

La guerre finie, nous nous sommes perdus de vue. Juste avant, il m'a prévenue qu'il devait partir au loin. Loin, mais où ? La jungle ? Le Nord ? La fuite à l'étranger ? Aucune de ces hypothèses ne collait à son personnage. S'il avait voulu partir défricher les nouvelles terres, pourquoi refusait-il de m'emmener ? Je savais seulement que j'avais énormément perdu en ne l'ayant plus à mes côtés. Personne n'avait su, comme lui, me réserver un petit coin de tendresse à côté des grandes actions, des grands devoirs. Parfois, je me dis que tous mes mariages se sont brisés à la dernière minute parce qu'il leur manquait quelque chose : personne ne m'a vraiment aimée comme Nhân.

J'eus cinquante ans. Ma vie s'achevait. J'échangeai mes anciens rôles contre celui de vieille femme. L'écriture me tenait lieu d'amant, de mari, d'enfant, de tout ce qui m'était proche et cher en cette vie. J'ai vécu en ascète en abordant le nouveau siècle. On disait que je jouais moins bien, que je n'avais plus le frisson des passions romantiques d'antan. Mais nombreux étaient ceux qui aimaient mes pièces de théâtre. Ils disaient que j’écrivais comme un homme trempé par les épreuves. Naturellement, une minorité me détestait. J'avais aussi perdu pas mal d'amis car, par je ne sais quel hasard, ils se sentaient visés dans leur être le plus intime par mes textes.

Un soir, après le spectacle, j'enlevai ma perruque blanche quand, comme dans un beau rêve, Nhân apparut dans mon miroir. Je me demandais encore si c'était un rêve ou la réalité quand il lut quatre vers de Hàn Mac Tu que, maintes fois, j’avais fait chanter sur scène :

Je suis en dehors de la vérité

Tu te dresses dans le rêve

Tellement séparés

Que faire, quand insupportable est la nostalgie ?

 

Je n'osai pas me retourner, j’avais peur de voir son ombre disparaître. Trente ans s’étaient sont écoulés. Il avait l'air plus éprouvé avec ses cheveux couleur de nuages, mais c'était toujours le même homme, élancé, blasé, méprisant, prêt à faire ce qui lui plaisait. Figée, je le regardai dans le miroir, pleurant. Il s'approcha de moi, il posa ses mains sur mes épaules et me demanda :

« Puis-je embrasser ce cou rebelle ? »

Je ne répondis pas. Je saisis sa main. La moitié égarée de moi-même était revenue. Plus jamais je ne la laisserais se perdre.

Vous connaissez la fin de l'histoire. La voiture qui emmenait Nhân et sa mère de Pleiku aux noces s'est renversée sur le col de Mang-Yang. Le plus scandaleux, c'est qu'en dehors de Nhân, personne n'en est mort, y compris sa mère.

Au centième jour après son décès[7], j'empilai mes quatre robes de mariée, je les brûlai, comme un défi au ciel. Même si le destin déroulait un jour un tapis fleuri sous mes pieds pour m'emmener à l'autel, je répondrais définitivement : NON. Je continuai de vivre avec mon amant fidèle, le travail.

Comme vous le voyez, jeune homme, une vieillesse prématurée m'a à moitié paralysée, mais je continue d'écrire, de dicter mes textes à mes assistants. Dieu s'est contenté de paralyser ma main gauche. Il aurait choisi la droite que je trouverais une autre manière pour m'exprimer. Actuellement, sur notre planète, il existe de nombreux moyens sophistiqués pour enregistrer la pensée humaine, mais je n'arrive pas à me débarrasser de ma vieille habitude d'écrire à la main.

Allons, au revoir, jeune homme. N'oubliez pas de m'envoyer votre texte, que je puisse relire ce que vous aurez écrit sur moi avant sa publication. Je le dis et le répète depuis quarante ans à tous ceux qui écrivent à mon propos. Et pourtant, ma vigilance a été maintes fois prise en défaut, et des racontars infects ont été publiés sur la vie de Dam Tuy.

Disons que mon récit relate un drame minuscule dans la langue naïve de nos campagnes. Quelques vers cueillis dans nos campagnes. De quoi égayer quelques veilles[8], n'est-ce pas ?

Maintenant, je vais dormir. Ne me remerciez pas pour ce que je viens de faire. Qui sait, cela me donnera peut-être l'occasion de faire une pièce idiote sur ce que je viens de déverser en vous pour soulager mon coeur.

Je le répète : ce récit, je ne le fais nullement pour vous, mais pour moi !

Bonne nuit, jeune homme !

 

(Elle éteint la lumière. L'horloge sonne, longtemps. Beaucoup de temps passe entre le moment où Mme Tuy a fini de parler et celui où elle reçoit la réponse du journaliste.

La lumière s'allume. Mme Tuy ouvre une enveloppe. Elle contient une cassette audio et une cassette vidéo. Elle met la cassette audio dans l'appareil.)

 

La voix de l'homme

Madame Dam Tuy, même si vous le rejetiez, permettez-moi tout d'abord de vous remercier d'avoir accepté de répondre à mon interview. Ensuite, je vous prie de m'en excuser, je dois vous dire cette vérité :

il y a fort peu de vérité dans votre récit !

Après vous avoir entendue, j'ai rencontré les hommes que vous avez passés en revue, du moins ceux qui vivent encore, y compris le père de M. Nhân, votre premier et avant-dernier amour.

Oui, je l'appelle avant-dernier amour, car je sais que vous aimerez encore une fois au moins avant d'en finir avec ce que vous appelez votre tragique destinée.

Je suis obligé de révéler cette vérité. Mais soyez tranquille, personne ne vous la reprochera, tout le monde sait que l'artifice est le fondement de votre art.

Cette grande vérité de votre vie, je l'ai attendue en vain dans votre récit, je vais devoir vous la dire. Pourquoi n'avez-vous pas mentionné le drame qui s'est abattu sur vous quand vous aviez cinq ans ?

Je peux vous imaginer pâlir, vous demander comment je connais la raison pour laquelle la haine des hommes hante votre oeuvre et le récit que vous venez de faire de votre vie. C'est très simple, je suis le fils de M. Nhân. Vous n'avez pas révélé à mon père le drame horrible que vous avez subi, mais il le connaissait, car l'inconnu qui vous a violée est mon grand-père. Ce jour-là, il passait par hasard dans cette région des hauts plateaux. Voilà plus d'un demi-siècle que la guerre, comme un ouragan, a balayé votre village, mais il n'arrivait toujours pas à oublier la petite fille qui errait à la recherche de son père, une marque de naissance rouge sous le bras gauche.

Dans ses vieux jours, mon grand-père était de plus en plus hanté par le malheur qu'il vous a causé. C'est la raison pour laquelle vous avez perdu la trace de mon père trente ans durant. Quand, libéré enfin de toute contrainte, mon père put vous épouser, eh bien, comme vous le dites, Dieu n'a pas permis à ma race de vous régler sa dette. Elle échoit à la troisième génération. J'ai quarante ans, je suis resté célibataire car je ne voulais pas laisser cette dette traîner jusqu'à la quatrième génération.

Sans doute vous demandez-vous : que veut ce jeune homme ? Je vous réponds. Je ne suis pas si jeune. A quarante ans, l'homme n'est plus un enfant. Il est mûr, suffisamment pour demander officiellement votre main. Je sais que vous n'accepterez pas la demande en mariage d'un homme dont vous ne connaissez pas le visage, aussi, permettez-moi de vous envoyer une cassette-vidéo où j'apparais dans un show musical.

Donnez-moi votre réponse, le plus rapidement possible. Peu m'importe les hommes qui sont entrés dans votre vie. Ce ne sont que des ombres, y compris mon père. Je suis le seul à venir vers vous avec l'amour sincère de trois générations. Peu m'importe aussi la différence d'âge qui nous sépare. Depuis de longues années, je n'ai désiré personne, si ce n'est vous.

Je suis à côté de mon téléphone, j'attends votre réponse, j'attends un oui au seul homme qui, sincèrement, veut partager votre vie, moi.

 

(Mme Tuy semble à bout de force en entendant ces paroles. Elle met la cassette vidéo dans l'appareil. Pétrifiée, elle râle.)

 

Mme Tuy

C'est toi, Nhân, tu es vivant, tu m'as menti.

Elle se penche sur le magnétophone

Jeune homme, tardif prétendant à ma main en cette vie, écoutez ! Mon dernier mot pour vous, comme le premier, sera toujours : NON. Vous ne m'aimez pas comme vous le croyez. Ne m'interrompez pas ! Vous n'avez pas le courage de vivre les crimes et les idéaux de vos pères. Vous voulez vous servir de moi pour effacer l'infamie de votre grand-père et la beauté d'âme de votre père.

Ma vérité de fiction a plus de valeur que votre réalité nue, sans vergogne. Elle est plus proche de la bonté, de la beauté.

Votre vérité impudique a failli me paralyser totalement. Mais attendez, je vais libérer mon corps pour épouser votre père. Je viens de découvrir qu'il est vivant ! Je l'attendrai, même si d'ici mon dernier soupir il ne revenait pas.

 

(Avec ses dernières forces, Mme Tuy ouvre une malle, en sort sa plus belle robe de mariée.)

 

Une voix d'homme, on ne sait d'où

Arrête, ne sois pas folle ! C'est une robe funéraire, tu mourras si tu l'endosses, seule...

 

(Mme Tuy réussit à se revêtir de la robe immaculée. Son corps entier se redresse pour prendre un bouquet de fleurs. Aussitôt, il se fige. La musique nuptiale éclate. Une voix déclame le poème :

S'il est vrai que t'attendre me pétrifiera

J'attendrai, une fois, rien que pour voir

Mais, je le crains, quand je ne serai plus qu'une pierre

J'attendrai encore mille ans sans recevoir l'empreinte de tes pas[9])

 


[1] Mouvement animé par le Parti communiste vietnamien pour inciter les jeunes à se porter sur les fronts les plus difficiles de la guerre ou de la production : piste Ho Chi Minh, défrichage des hauts plateaux, etc.

[2] Départ clandestin de boat people organisé par le Parti, moyennant finance.

[3] Pastiche d'un vers célèbre de Tô Huu, poète officiel du régime, célébrant l'amour entre le peuple et le Parti.

[4] Campagne lancée par le Parti communiste après sa prise de pouvoir au Sud-Vietnam, officiellement pour réformer l'économie capitaliste en économie socialiste. Pratiquement, l'appareil du Parti a dépouillé à son seul profit tous ceux qui possédaient quelques biens.

[5] Une célèbre amitié entre deux héros du grand classique chinois.

[6] Au Sud-Vietnam

[7] Selon les croyances traditionnelles, à la fin de ce jour, l'âme défunte quitte définitivement ce monde.

[8] Deux vers de Nguyên Du, présentant son chef-d'oeuvre, Kim Van Kiêu.

[9] Poème de Nguyễn Hữu Nhật. Ce poème, d'une part, fait référence à une légende vietnamienne où une femme s'est pétrifiée en attendant le retour de son mari parti pour la guerre. D'autre part, en vietnamien, "dâu chân em" indique expressément la trace des pas d'une femme, ce qui signifie que la personne qui attend est un homme ! A moins que ce soit tout être humain, car "em" signifie, selon le contexte : petit-frère, petite-soeur, fils ou filles, bien-aimé (e), en tout cas, un être cher