SortonsDeLaForet

 

Sortons de la forêt, allons vers l’horizon

 

Pour certains il existe des nombres qui portent chance ou malheur, des nombres sacrés et des nombres maudits. Qui peut prévoir le trajet d’un coup de dé ? De quelle nationalité sera le six milliardième citoyen de notre planète ? La réponse sera donnée par un Dieu[1] dont nous ne distinguons pas nettement le visage. En attendant, permettez-moi d’imaginer que l’enfant, qui portera ce numéro spécial, naîtra sur une terre pauvre, affamée, funeste comme la Somalie ou dans le resplendissant Palais de Buckingham, deux lieux célèbres qu’on peut temporairement considérer comme l’enfer et le paradis en ce monde.

Si l’enfant venait au monde en pleurant sous le soleil brûlant de la Somalie, les premiers bruits qui se déverseraient dans ses oreilles et dans son âme, ce ne serait pas le chant d’une berceuse mais l’explosion des bombes, le claquement des balles, le bourdonnement des mouches, les battements d’ailes des charognards. Les premières odeurs qu’il sentirait, ce ne serait pas le parfum des fleurs, des herbes, du blé mûr et des fruits, mais l’odeur du sang, la pestilence des cadavres, la puanteur des rations alimentaires quotidiennes. S’il avait la chance de survivre jusqu’à l’âge adulte, je prierais le ciel qui l’avait épargné de lui donner la capacité de prendre conscience de sa condition même si son esprit, avant même de s’épanouir, s’est flétri dans les ténèbres, paralysé par la misère et la lassitude. Être conscient de sa situation dans le monde est d’une grande importance pour se faire humain. Au fond de leur forêt, les Pygmées croyaient certainement que tous les hommes vivaient nus et se nourrissaient d’insectes. Les citoyens des ex-pays communistes croyaient aussi que partout au monde, la valeur des hommes se mesurait à la quantité de nourritures que l’État leur attribuait mensuellement et que leurs destins étaient régis par les résolutions du Parti et non par la loi. Naturellement, le petit Somalien croira que telle est la condition humaine : naître entre les jambes décharnées et sales d’une femme, subir la faim, la soif, la déportation et les massacres. Sans la capacité de prendre conscience de sa condition, il vivra comme un animal chétif ou un insecte. L’homme doit PARTIR pour pouvoir REVENIR. Revenir à soi est la plus difficile, la plus importante des entreprises.

Si l’enfant naissait dans le Palais de Buckingham, il vivrait à l’intérieur de multiples et solides barrières dressées pour le protéger des accidents, des dangers d’un monde pollué, cahotant. On préparerait cet enfant chanceux à devenir un petit ange. Je prierais le ciel de lui donner une imagination hors du commun. Pour que son âme puisse s’échapper de sa cage dorée, rencontrer d’autres vies, sentir une autre humanité, comprendre qu’il existe au monde des malheurs et des douleurs qui dépassent son imagination. L’imagination aussi est une noble qualité de l’homme. Sans elle, l’homme serait certainement incapable de compassion, d’amour, de mansuétude, de générosité. Il n’y aurait pas d’association de secours, d’entraide, de charité. Ni mère Térésa ni bonnes sœurs. L’imagination ouvre la voie aux sentiments, à la réflexion, aux hypothèses de l’intelligence, aux remords, à la bonne et belle aspiration à sauver cette partie de l’humanité noyée dans la misère et l’ignorance. Parfois, le manque d’imagination pousse l’homme à commettre inconsciemment des crimes. Une fois, le jeune fils de quatorze ans du propriétaire d’une plantation, en s’entraînant au tir pour la première fois, avait brisé le crâne d’un autre enfant. Il ne pouvait pas imaginer qu’un être humain pouvait se fourrer dans des buissons épineux et il a cru tirer sur un renard ou un petit gibier qui vivaient à la lisière des forêts. L’autre garçon s’était glissé dans le buisson pour voler les bouts de bois qui gisaient de l’autre côté de la clôture. Sa famille vivait dans la misère, sa mère lui avait confié la mission de ramener le bois nécessaire pour faire la cuisine. Un simple accident. Une détonation, et voilà une âme quittant le monde. Quelqu’un a-t-il entendu Dieu soupirer ? Cela ne m’est jamais arrivé. L’imagination est un produit humain. En même temps, elle est constitutive de l’humain. Elle n’est pas réservée aux acteurs professionnels. Ils sont peu nombreux par rapport à l’humanité. L’imagination est un critère qui donne la mesure de l’humain. Ce n’est pas sans raison qu’on a défini l’homme comme un animal  habité par les illusions.

Pourquoi nourrissons-nous des illusions ?  Parce que nous sommes des Humains. Il n’y a ni frontières ni gardes-frontières vigilants, intraitables entre l’imagination, les illusions, l’espoir, les aspirations, l’utopie, l’hallucination. Ce sont des terres contiguës. Dans les zones de no man’s land, elles jouent à échanger leurs places comme les fantômes s’amusent dans la nuit. Dans leur évolution, les êtres vivants ne se contentent d’ordinaire pas de ce qu’ils trouvent dans la nature, ils recherchent toujours un environnement autre pour se créer une meilleure niche. Il en va de même pour nous. Au fil des mois et des années, dans l’obsession et l’angoisse, nous cherchons jour et nuit la voie menant à une vie meilleure. Ce qui est pour les animaux « une niche biologique meilleure », nous l’appelons, pour ce qui nous concerne, le Bien. Telle est l’orientation essentielle d’une existence humaine. Mais le Bien est un horizon qui nous fait face. Il recule à mesure que nous avançons dans sa direction. C’est un Dieu sans visage, tout puissant, éternel mais qui ne l’est que lorsque les épais nuages de l’Olympe le masquent à la vue des hommes pour leur permettre de dessiner leurs propres visages. Pourquoi continuons-nous donc à poursuivre ce jeu sans fin, cette douloureuse poursuite dont nous savons qu’elle n’aboutira jamais ? Oui… Nous le faisons parce que nous savons qu’elle est l’essence même de notre vie. En dehors d’une partie de l’humanité pliée sous la misère, l’humiliation, la mort, qui n’espère que survivre, qui n’ose pas rechercher une vie authentique et dont l’existence ne vaut guère mieux que celle des végétaux, tous ceux qui sont conscients de la condition humaine, qui exigent la dignité et comprennent le sens de la vie, doivent s’engager dans ce jeu. Nous vivons pour rechercher un Dieu dont nous ne distinguons pas nettement le visage, une valeur enfouie derrière les nuages et le brouillard, au-delà de l’horizon. L’homme ne peut jamais se contenter de ce qui est à la portée de son regard et de sa main, de ce qu’il a rangé dans ses tiroirs. Nos pénibles travaux, nos expérimentations, nos aspirations, nos angoisses, nos espérances et notre quête sans trêve ni repos visent quelque chose de neuf, de meilleur, quelque chose d’invisible. Vivre, c’est s’aventurer. Il n’y a pas d’aventure dont le succès est garanti. Nous plongeons dans la mer, nous voguons vers le rivage d’en face parce que nous entendons l’appel de Dieu résonner dans notre âme et non à cause d’un coup de téléphone provenant d’un port qui nous attend de l’autre côté de l’océan. Sous leurs vagues vertes, toutes les mers recèlent des carcasses de navires et des squelettes d’humains. Toutes les mers possèdent leurs sirènes et leur Triangle de Diable. L’éventualité de se tromper est difficilement maîtrisable, on ne s’en rend compte que lorsque les jeux sont faits. En cet instant, bien des gens se demandent, stupéfaits : comment est-il possible qu’au cœur de l’Europe du 20e siècle on a pu édifier des fours crématoires – sur cette terre imprégnée, protégée, portée par la civilisation grecque, où la conscience humaine a été purifiée, transfigurée par les éclats de la Renaissance, où l’esprit a été éclairé par le Siècle des Lumières ? C’est ainsi. Cela est arrivé. Aussi, futur citoyen d’un nouveau siècle, attention ! Mince et fragile est l’écorce de la civilisation. Elle peut être brisée au moment et à l’endroit où on s’attend le moins. Les anciens disaient : les ténèbres commencent au pied de la lampe. Nous tombons souvent dans le piège là où nous nous sentons en sécurité. Les hommes ont créé le langage et pourtant c’est le langage qui les trompe, les égare et les enchaîne à une religion, un système de pensée, un parti. Poursuivant un monde meilleur, ils sont tombés dans un marécage où, gigotant dans la boue noire, ils acceptent de se transformer en bourreaux, en salauds ou en lâches. Les deux extrêmes manquent de plus en plus d’humanité et l’inhumain remplit ce vide. Ce n’est pas le sort de quelques individus, voire de quelques millions d’hommes. C’est la triste histoire de presque la moitié de l’humanité qui a vécu sous le régime communiste pendant plus d’un demi siècle… Aussi, futurs citoyens de cette planète, sachez vous méfier des théories et des paroles. Nous sommes plus intelligents que les bêtes, mais nous sommes aussi plus fragiles. Les animaux ne pensent pas, ils cherchent d’instinct à se créer une niche biologique et Dieu leur a donné avec cet instinct la capacité de prévoir. Nous sommes des humains, nous avons créé des langages avec lesquels nous avons édifié des murailles et des fortifications pour protéger le monde humain et ce sont ces langages qui parfois nous égarent et nous étouffent comme si les inextricables labyrinthes que nous avons bâtis se refermaient sur nous. Le système étatique stalinien s’est effondré pour l’essentiel, pourtant les ténèbres des prisons sibériennes continuent de hanter ma mémoire jusque dans mes rêves. Vous qui après nous vivrez, vous pouvez oublier tous ces effroyables noms de l’histoire : Hitler, Staline, Holocauste, Goulag… Oui, vous le pouvez. C’est votre droit. C’est votre problème. Mais n’oubliez jamais l’aptitude à se tromper de l’homme. Car l’homme n’est pas aussi puissant qu’on le croyait. Nous ne sommes pas aussi vigoureux que le tigre, la panthère, l’ours ou le loup. Nous ne savons pas tournoyer en tous sens comme certains insectes, courir aussi vite qu’une autruche, reconnaître les odeurs aussi finement qu’un chien, sentir et prévoir le temps qu’il fera comme les abeilles… Mais nous serons puissants si nous savons utiliser notre intelligence. Une part fondamentale de cette intelligence se forme à travers des expériences directes ou indirectes. Les abominables expériences de notre génération peuvent devenir un héritage si vous savez les utiliser. L’histoire ne progresse pas d’un même mouvement régulier, mécanique. Il est vain de vouloir découper le temps en tranches comme on découpe un pain. C’est suicidaire de le croire. L’histoire connaît des bonds en avant, des reculs, parfois rapides parfois lents, alternant la splendeur et les ténèbres… Mais dans l’ensemble, c’est un mouvement d’ÉLÉVATION. L’homme devient chaque jour plus humain, plus libre. Jadis, nous vivions en tribus et, sous les ordres d’un chef de tribu, nous massacrions les hommes des tribus voisines dont ne nous séparait qu’un bras de forêt. Puis, vivant dans des nations, nous faisions la guerre à des nations voisines, sous le commandement d’un roi ou d’un président. Aujourd’hui, en dehors des États-Unis, il y a l’Union Européenne. L’espace de vie des hommes s’élargit. Les changements des structures administratives créent des dimensions nouvelles à leur liberté. Dépendant  de moins en moins d’un système fermé, l’homme devient de plus en plus humain, de plus en plus libre. Avec les progrès accomplis par les civilisations, il deviendra plus puissant. Christophe Colomb a découvert l’Amérique avec des voiliers et non des vaisseaux de l’espace. A chaque époque son horizon. L’envol des citoyens du siècle suivant sera plus ample que le nôtre.

Je pense néanmoins souvent au premier homme qui a quitté la forêt primitive pour jeter un regard inquiet vers l’horizon. Avait-il peur ? Bien sûr. Il était habitué à se cacher dans des grottes, sous le feuillage des arbres, dans la niche biologique que lui fixait la nature. Le voilà qui quittait ce foyer paisible et s’avançait dans la plaine. Un espace inconnu. Ouvert. Immense. Pas un endroit pour s’abriter. Un ciel sauvage, terrifiant. Pas de feuillage, pas d’oiseau. Une immensité qui vous submerge, vous noie, vous menace. Le tonnerre. Les tempêtes. Un soleil de braise. Cet homme apeuré a surmonté sa terreur, s’est redressé, a marché de l’avant. Quelle beauté ! Quelle puissance dans cette image ! Nos ancêtres ont commencé à créer l’histoire dans cet instant où, quittant la forêt, ils s’avancèrent dans la plaine.

Depuis, combien de pages d’histoire déjà ? Combien d’eau a coulé sous les ponts ? J’aime pourtant me rappeler cette image. Car, toujours, vivre est synonyme de danger. Chaque fois que j’imagine les futurs citoyens s’y engager, mon cœur se serre d’angoisse et, quelque part en moi, au milieu des sensations et des pensées enchevêtrées dans mon cerveau, je sens comme un cri silencieux, une inexprimable angoisse, une terreur masquée par les hurlements pressants : Partir ! Oui. C’est ainsi. Serait-ce le sort éternel de l’homme ? Je souhaite aux hommes de demain d’avoir le courage de sortir des forêts pour marcher vers l’horizon.

Duong Thu Huong

Traduit du vietnamien par Phan Huy Duong

Revue Podium, Amsterdam

 



[1] Thuong De : Empereur du ciel. Indique une puissance divine.