VIETNAMERICA 94

Bảo Ninh

Pour le n° spécial du Nouvel Observateur

le 29-4-1994 des écrivains dans le monde

Traduit du Vietnamien par Phan Huy Ðường

 

L'express S2 a quitté Saigon à huit heures le soir du 27. Il arrive à la gare de Hanoi à huit heures pile le matin du 29. Pour la première fois, après un demi-siècle à ramper à la vi­tesse d'une tortue, nous, Vietnamiens, venons enfin de galoper à travers notre pays en forme de S à la vitesse des trains de 1939. Naturellement, par la grâce du Dôi Moi, la politique de renouveau. "Renouveau", "Renouveau", "Renouveau", trente-six heures durant, assis dans le train, je n'ai entendu que ce re­frain. Il résonnait, lancinant, dans le ronronnement des roues sur les rails. Renouveau, Renouveau, Renouveau ! Que nouveautés naissent en temps de renouveau. L'année dernière était déjà très nouvelle, cette année l'est davantage, et l'année suivante, c'est sûr, le sera encore plus. Par la grâce des évé­nements, nous connaîtrons le renouveau ultime. Ma patrie, au­jourd'hui misérable, semble aborder les rivages du Nirvana.

Dans la gare, je vois un tas de Français et d'Américains. L'apparition de ces étrangers hauts de taille, riches en dollars, aux yeux bleus, au nez proéminent, constitue la preuve la plus nette que mon pays est réellement sorti de la période d'autarcie. Leur liberté de déplacement, de parole, d'action, est aussi l'un des signes les plus séduisants de l'amélioration des droits de l'Homme au Vietnam. Tous ces messieurs et dames en voyage, qu'ils s'habillent de couleurs éclatantes ou, intentionnellement, de loques fripées, voire, qu'ils exhibent insolemment, à moitié nus, leur peau rouge, leur peau blanche, se révèlent débordants de vitalité, d'appétit charnel, de dé­sir. Une audace extraordinaire, une extrême confiance en soi. La majorité est encore très jeune, rayonnante, bien nourrie, enthousiaste, trépidante. Je me demande s'il en est un dont le père a piloté le supersonique F111A qui a martelé cette gare l'après-midi du 29 avril 1972.

Selon le calendrier lunaire, ce 29 avril correspond au 19e jour du 3e mois, un jour charnière entre la fin du printemps, le début de l'été. Pourtant, Hanoi semble écrasée par la sécheresse. Un déluge de feu s'est abattu sur la ville bien avant neuf heures. Les rues fourmillent de monde, l'air est sa­turé de poussière. Une chaleur cuisante. Une marée de cyclos se précipite comme pour engloutir tout cru quiconque descend du train. Je marchande durement une dizaine de minutes, et je m'installe dans un cyclo délabré, sans toit, soumis à un bain de soleil forcé tout au long des dix kilomètres qui séparent la gare de mon domicile.

Avant le Renouveau, ce quartier au sud-ouest de la ville méritait de symboliser Hanoi, une petite ville dont la population dépérissait, s'enfonçait dans la ruine, s'appauvris­sait, se courbait dans l'impuissance et l'indigence avant même la guerre. Depuis longtemps, tout ici était étriqué, branlant, handicapé, rouillé. Des rues usées, nues, sous l'ombre rare de quelques arbres, des chaussées défoncées, des trottoirs dépavés. Des deux côtés se tassaient des maisons naines, misérables, avec parfois des étages branlants. Des façades lu­gubres, grimaçantes, des murs lépreux, jamais repeints depuis des années, rongés, pourris. Ici, avant le Renouveau, on vivait entassés les uns sur les autres, dans un bain permanent d'odeur humaine. Chaque famille, quel que fût le nombre de bouches à nourrir, disposait d'une seule pièce. Jeunes, vieux, grands et petits s'y entassaient comme dans une boîte à sardines. On s'empilait les uns sur les autres, dix familles se partageant le même coin de cuisine, la même douche, le même bout de toit en terrasse pour sécher le linge. Les égouts étaient disloqués, l'électricité intermittente. On faisait la queue, bardé de seaux, de bassinets pour recueillir goutte à goutte l'eau d'un robinet public parcimonieux au bord d'un trottoir. Ici, on courbait le dos pour vivre, sagement, laborieusement. On supportait, jusqu'à en faire une seconde nature, la promiscuité sommaire, sinistre, d'une ville socialisée à outrance, exsangue, athée, douloureusement triste. Surtout en hiver, quand les derniers jours de l'année s'en allaient sous un ciel ascétique, le paysage de ces rues ratatinées, fripées torchait le cœur. Mais c'était un désespoir très ancien, aujourd'hui tout semble moins désespéré. Aujourd'hui, il semble qu'on coure à qui mieux mieux après l'espoir.

- ... j'ai entendu dire que les Occidentaux vont nous soumet­tre à "la transformation pacifique" comme ils l'ont fait avec les Allemands de l'Est, selon la tactique du "un contre un". Un dông contre un dollar." m'annonce le vieillard.

Un homme chétif, la soixantaine révolue, aussi bavard qu'un coiffeur. Il tend le cou, il dégouline de sueur, il s'efforce pourtant de marmonner bien que je garde le silence. Je n'ai pas envie de nouer conversation car j'ai vu sur sa chemise l'insigne des vétérans de Diên Biên Phu. J'ai peur de l'enten­dre raconter la guerre. "Ce jour-là, il y a exactement quarante ans...", je devine qu'il commencerait ainsi, et je sais que je serais incapable de me maîtriser, que je bondirais hors du cyclo, que je fuirais loin ce chant de gloire archaïque. Pas seulement archaïque, je parierais à dix contre un qu'il serait truffé de mensonges. Il en va naturellement ainsi, on ne peut pas raconter la guerre sans l'édulcorer. Si elle ne l'est pas com­plètement, l'histoire serait au moins à moitié inventée.

Heureusement, l'adoration du passé, en ce pauvre vieil homme, n'est pas aussi forte que je l'imaginais. Il s'épanche, il ra­conte, mais il ne fait aucune allusion aux temps glorieux de jadis, ces temps où il avait eu l'honneur de combattre contre le colonialisme français pour conquérir l'indépendance, la li­berté, la démocratie, l'espoir d'une vie décente pour son peu­ple, lui-même et les futures générations. Le vacarme de la rue, le soleil et la poussière, la fatigue submergent sa voix, pour­tant je l'entends par bribes, une phrase par-ci, une phrase par-là. La transformation pacifique, les Occidentaux qui déverseront leurs dollars pour acheter les réalisations du so­cialisme, et puis les dernières nouvelles sur la loterie nationale, le loto. Et, sans se soucier de savoir si je l'écoute ou non, il parle de sa famille. Il a quatre enfants. Le premier est mort sous les bombes américaines au Sud Laos en 1971. Le second, garde-frontière, a été tué par les Chinois à Lang Son en 1979. En 1982, la troisième s'est enfuie en bateau avec des amis. Par malheur, le bateau a été attaqué par les pi­rates. La cadette s'est mariée. Le couple a eu deux enfants. Ils étaient heureux quand le mari a perdu son travail. Chômeur, il s'est mis à boire, à fumer de l'opium, il s'est ruiné, et s'est retrouvé en prison. Ainsi, en plus d'une femme à l'esprit dérangé, à moitié paralysée, il doit subvenir aux besoins de sa fille, de ses deux petits-enfants, et d'un gendre qu'il ravitaille une fois par mois... J'écoute, je me tais, je le laisse se plaindre en son aise. Tout compte fait, la plainte est la forme la plus répandue de la liberté d'expression. Et puis, quoi dire pour le consoler ? Le malheur, la souffrance, nous collent à la peau de génération en génération, comme un destin immémorial réservé à notre pays. Il n'y a pas que cette famille qui souffre.

- Si seulement la douleur aussi pouvait s'échanger contre des dollars, nous deviendrons tous millionnaires !

Comme s'il avait deviné mes pensées, le vieillard se met soudain à rêver à haute voix.

Pourtant, la réalité des deux côtés de la rue illustre sans "si" ses paroles. Ici, le long du boulevard Giảng Võ, les gens viennent vendre leur malheur. On voit d'abord les paysans du Nghê An, province fameuse pour sa misère, puis des paysans ve­nus de toutes les provinces qui bordaient le Fleuve Rouge. Ils se rassemblent là, tous les jours, par milliers. Ils se tassent sous le soleil, sous la pluie, sur trois kilomètres de trottoirs, des deux côtés du boulevard, pour proposer leurs marchandises, pour vendre leur corps. Les autorités ont baptisé cet espace "Centre de service des forces de travail", mais l'homme du peuple l'appelle simplement un marché : le marché aux muscles ou, plus cyniquement, marché de viande humaine. Si vous voulez déblayer des ordures, désengorger un égout, fendre un quintal de bois, transporter un seau d'eau, défoncer un coin de mur, réparer une clôture, voire clouer ne serait-ce qu'un seul clou sur le mur de votre maison, vous n'avez qu'à faire un tour au marché aux muscles et à émettre une petite toux. Des dizaines, des centaines d'hommes accroupis sur le trottoir, la mine abattue, les genoux dépassant les oreilles, bondiront d'un seul élan, et s'élanceront vers vous pour vous proposer leur marchandise. Les vendeurs sont légion, les marchandises en surnombre, pour un seul client, vous, qui, par conséquent, décidez du prix selon votre humeur. De même pour le code du travail, c'est selon votre bon plaisir, quoi que vous décidiez, le ven­deur de force de travail devra accepter avec joie. Aussi n'est-il pas étonnant qu'au marché de Giảng Võ, le prix d'un tas de muscles est inférieur à celui d'un tas de choux.

Une seule chose semble incompréhensible : malgré la mévente, les marchandises continuent jour après jour de se déverser sur le marché aux muscles, les vendeurs continuent de s'y entasser sans mourir de faim, de maladie, de froid, ou d'insolation. Ils sont dans l'ensemble très jeunes, presque tous sont des soldats démobilisés, habitués à la peine, aux privations, mais comme vous le savez, il y a une limite à la résistance des hommes. Mais peut-être que, me suis-je dit, pour ces jeunes paysans, la vie misérable, ballottée entre ciel et terre, au jour le jour, dans les marchés de main-d'œuvre des villes reste plus supportable que celle des paysans ? Ou bien, l'atmosphère étouffante, cuisante, la misère, la peine, l'agitation anarchique de Hanoi, ma ville natale, continuent-elle de receler aux yeux de ces jeunes gens un avenir, un espoir, une chance que des hommes dépassés comme moi ne peuvent plus entrevoir ?

Et je me demande si ces possibilités, ces promesses ne sont pas celle que Madona hurle dans les haut-parleurs de la Foire VIETNAMERICA 94 ?

"... I want to be where the sun warms the sky, when it's time for siesta you can watch them go by, beautiful face, no care in the world where a girl loves a boy and a boy loves a girls..."

Il faut le reconnaître, c'est une belle idée d'entrelacer les deux mots Vietnam et America comme on le fait avec les noms des amoureux pour orner la toile de fond d'une photo de mariage. Mais loger le marché aux muscles et la Foire Vietnamerica à la même adresse, voilà qui n'a rien d'esthétique, je pense, car c'est vraiment humiliant. Humiliant pour moi, pour la foule des vétérans massés sur les trottoirs de Giảng Võ, pour le vieux cyclo-pousse qui a perdu son fils dans la résistance anti-amé­ricaine. Humiliant pour cette rue de Giảng Võ où, autrefois, sur le lieu même où IBM dresse des panneaux publicitaires et Madona hurle à tue-tête, un F105 transpercé par les tirs antiaériens a piqué du nez vers le sol et explosé. Plus extravagant encore, on a choisi d'inaugurer cette Foire Vietnamerica justement ce 29 avril. Pepsi Cola est heureux de vous retrouver, amis ! Dans le vacarme de cette célèbre compagnie de sirop, on peut voir se mousser le cynisme du com­merce et la traîtrise d'un système politique. Il y a dix-neuf ans, le 29 avril 1975... Je ne voulais plus y penser, mais cha­que fois que je cherche à oublier, l'inverse se produit. Ce jour-là, mon régiment encerclait l'aéroport Tân Sơn Nhất. Les canons de 130 mm, et même les mortiers commençaient à pilonner les pistes d'atterrissage. Dans le ciel, la grande Amérique s'enfuyait dans une nuée d'hélicoptères. Les Américains abandonnaient leurs vieux amis vietnamiens à leur triste sort. Du toit d'un immeuble, je regardais avec des jumelles la fin d'un monde secouant l'aéroport Tân Sơn Nhất. Le 30, c'était la fin de la guerre. Mais le 29, c'était la journée des tragédies. A l'aube du 30, juste avant la dernière offensive, nous avions entendu à la radio la voix nette, lente, douloureuse, comme en pleurs, du présentateur de la Radio de Saigon : " Hier, le 29 avril, à 24 heures, c'est-à-dire à 0 heure de ce jour, 30 avril 1975, le dernier Américain est parti..." Les Américains étaient partis, mais notre offensive continuait. Ce ne fut qu'à deux heures de l'après-midi du 30, que  le dernier nid de résistance des parachutistes sud-vietnamiens de Tân Sơn Nhất rendit les armes. Je me traînai sur la piste principale jonchée de cadavres, gorgée de pluie. Un vent violent arracha des entrailles d'un avion cargo éventré des milliers de journaux. Le vent éparpillait les journaux sur la piste. Je ramassai une feuille. C'était le "Star and Stripes" de l'armée américaine, daté du 29 avril 1975 ! Les États-Unis sont comme ça. Quelques secondes avant de détaler de votre pays, les Américains continuaient de tenir leurs promesses de manière méticuleuse, digne de toutes les confiances, la machine américaine conti­nuait de marcher sur des roulettes, à la perfection, selon le plan initial, comme si le drapeau américain devait flotter pour toujours sur votre pays. Je regrette de n'avoir pas gardé ce journal de la défaite de ce 29 avril. Ce serait à la fois mon plus beau souvenir de guerre, et le témoin de mes pensées, de mes doutes sur les États-Unis...

J'arrive chez moi, un immeuble conçu par les Nord-Coréens, pourri, sombre dans l'après-midi, juste au moment d'une coupure de courant. Ma femme saute de joie en me voyant, car notre ré­serve d'eau est vide. Sans électricité, sans ventilateur, on peut encore se mettre torse nu pour mieux supporter la chaleur, mais nul ne peut vivre sans eau. Ma femme n'ose pas aller louer quelqu'un au marché aux muscles car elle n'a pas encore appris à utiliser l'argent pour exploiter la force de travail des au­tres. Quand on ne sait pas exploiter les autres, il ne reste plus qu'à s'exploiter soi-même. Nous avons fait la queue pour recueillir l'eau, bassinet par bassinet, au robinet public sur le bord du trottoir, nous l'avons transportée, tirant la langue, jusqu'au troisième étage. A la nuit tombante, recrus de fatigue, nous en avons ramené de quoi célébrer chichement les deux grands jours de fête : le 30 avril et le 1er mai.

Un jour passe. Les jours passent et se ressemblent. La réserve d'eau se vide, la réserve d'eau se remplit. Je me re­pose un moment, je vide le verre d'eau que me tend ma femme. On peut dire, pour faire joli, que ce verre est plein de cet amour misérable qui a fait notre vie. On peut même dire avec le même art que cette soif, cette souffrance sont des boussoles qui, jour après jour, nous guident à travers la longue errance vers la source du bonheur.

Bảo Ninh

 

De son vrai nom, Hoàng Âu Phương, Bảo Ninh est né le 18-1-1952 dans la province du Nghệ An (Centre Vietnam). Son roman Tristesse de la guerre (Philippe Picquier, sortie prévue en 9/1994) a été couronné par l'Association des écrivains vietnamiens en 1990. Il est traduit ou est en cours de traduction en sept langues. Il a reçu le prix du meilleur roman étranger 1994 de The Independant.